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Le beurre et l’argent du beurre

Par Agnès Maillard
Bol de haricots frais du Portugal
10 novembre 2017

Bol de haricots frais du Portugal

Hier, je faisais le plein de choux de Bruxelles chez ma maraichère préférée quand la discussion est tombée, assez inévitablement, sur le beurre.

 

Le plus marrant dans cette histoire de beurre, c’est que si tout le monde parle spontanément de pénurie — selon le champ sémantique mis en place par les médias dès le début de la crise — il suffit de lever un sourcil en accent circonflexe pour que l’interlocut⋅eur⋅rice corrige immédiatement avec un la soi-disant pénurie de beurre. Comme quoi, la bonne info finit toujours par se répandre, y compris par capillarité.

Les voleurs de valeur

Devant donc la prise d’otage des consommateurs de beurre par la grande distribution, la résistance s’est rapidement organisée.

Je voulais acheter un extracteur de crème pour mon compagnon — il y en avait plein encore, il y a deux semaines —, mais hier, les rayons étaient vides, le magasin avait été dévalisé, m’informe-t-elle

Il faut dire que ma maraichère vit en couple avec un éleveur de vaches. Lui aussi, devant les montants dérisoires auxquels les coopératives et grossistes entendent acheter le fruit de son travail, s’est mis à penser à la boucle locale. Plutôt que de vendre quasiment à perte ses animaux, il a tenté récemment de proposer aux clients de sa conjointe de se réunir à plusieurs pour acheter une bête sur pied, tuée dans un abattoir local (enfin, tant qu’il en reste… autre histoire d’ultraconcentration en vue), découpée sommairement et répartie ensuite entre les familles participantes. Une très bonne affaire pour tout le monde… et même un peu pour la vache, qui ne part pas dans un périple invraisemblable et concentrationnaire pour être abattue moins cher en Allemagne, découpée encore moins cher ailleurs en Europe, puis emballée encore chez d’autres pauvres diables avant de revenir dans un triste rayonnage aux néons, à un prix qui éliminera plus de 50% de la population d’office.

L’éleveur y trouve donc une meilleure rémunération de son travail, les familles retrouvent une partie de la culture campagnarde des provisions faites en commun, le tout pour une alimentation moins chère et de meilleure qualité.

Du coup, le conjoint éleveur commence à penser à se passer aussi d’intermédiaires confiscateurs pour sa petite production de lait. D’où l’extracteur de crème et les premières tentatives de produire, pour commencer, de petits fromageons 100% vaches gasconnes. Je trouve bien sûr toute cette stratégie industrieuse et localière des plus réjouissante :

Oui, c’est très malin : en transformant vous-même la matière première, c’est vous qui récupérez directement la valeur ajoutée au lieu de la laisser à toute une chaine d’intermédiaires qui ne servent que leurs propres intérêts. Et nous, on y gagne encore de meilleures choses à manger, tout en cessant de nourrir les marges arrière de ceux qui n’en ont rien à secouer de nos besoins.

Autrement dit, nous nous partageons directement le beurre et l’argent du beurre, au lieu de paniquer devant les rayons vides.

Le client roi…

Parce que c’est là que l’histoire devient intéressante : le fait que le quasi-monopole de la grande distribution ait décidé de priver la population d’un produit de première nécessité juste pour conserver leurs marges dans une immense guerre commerciale où les seuls gagnants passent ensuite leur temps à planquer leur fric loin de l’impôt commun.

Le beurre manque dans les linéaires de certains magasins. Une absence qui ne relève pas d’une pénurie de lait chez les producteurs, mais d’ « un problème de négociations commerciales entre industriels laitiers et distributeurs », selon la Fédération Nationale des Producteurs Laitiers [1]. Ces derniers jours, plusieurs actions ont été organisées par des agriculteurs dans des grandes surfaces précisant dans des tracts : « Ce magasin manque de beurre parce qu’il ne veut pas le payer à son juste prix ! ».

Source : Beurre : une « pénurie » liée aux pratiques des multinationales

Parce que là, franchement, ça se voit à quel point plus personne n’en a rien à battre de celleux sur le dos desquel⋅les se réalise la valeur : le client final. Il ne s’agit pas de contenir les prix pour préserver le pouvoir d’achat des consommateurs, mais bien de conserver la marge qui a été négociée et provisionnée en début d’année. Et si pour arriver à leur fin, il leur faut prendre en otage toute la population… Eh bien, ça leur convient très bien.

D’ailleurs, comme je le faisais remarquer à mon astucieuse maraichère, il n’y a pas eu le soupçon d’un poil de cul de baisse de l’approvisionnement en beurre de l’Aldi du coin, dont le modèle d’approvisionnement ne dépend pas des grosses centrales d’achat. Par contre, il est probable que je paie mon beurre (demi-sel, toujours demi-sel), un peu plus cher ces derniers temps.

La question que peu de gens se pose, c’est plutôt que maintenant que l’économie de marché a prouvé qu’elle ne marche qu’au profit et qu’elle tend naturellement à mettre en place des situations de despotisme hydraulique pour imposer sa volonté à la population en dehors de tout contrôle démocratique, de quoi comptent-il nous priver la prochaine fois?

Formation du domaine de la rareté

D’ailleurs, la pénurie de beurre met tout le monde en émoi, mais celle de médicaments — exactement pour les mêmes motifs de rentabilité immédiate élevée au rang d’absolu indépassable — a tout de même moins fait de bruit, alors même qu’elle est autrement plus dangereuse et significative.

Dans les officines, c’est moins problématique, mais « le manque de certains médicaments est embêtant », constate Isabelle Adenot. Ainsi Altim, utilisée pour des infiltrations contre les rhumatismes ou des pommades gynécologiques utilisées contre les effets de la ménopause sont en fortes tensions d’approvisionnement.

Comment expliquer ces ruptures ? Les origines sont multifactorielles : des stratégies industrielles de rationalisation des coûts de production qui conduisent les laboratoires à produire en flux tendu, des difficultés survenues lors de la ­fabrication de matières premières ou des produits finis, souvent délocalisée en Chine, en Inde… ou ­encore des défauts de qualité sur certains médicaments. Ces signalements ont augmenté de 624 en 2004 à 1 702 en 2015, selon les chiffres de l’ANSM.

Il suffit donc d’un grain de sable pour que la chaîne ne fonctionne plus : un atelier fermé, un retard, une mauvaise anticipation de la demande… Pour Patrick Errard, président du LEEM (les entreprises du médicament), « les productions de médicaments se font de plus en plus à flux tendu, nos usines produisent pour le marché mondial ». Alain Astier y voit d’autres raisons plus économiques. Ces produits ont tous un point commun : « Ce sont pour la plupart des vieilles ­molécules qui rapportent peu ».

Source : Des centaines de médicaments vitaux en rupture de stock

On nous a vendu le capitalisme comme producteur d’abondance, alors qu’il ne fait que créer de la rareté. Dans une absurde parodie des Monty Python :

« DI50 » : c’est le nom de code du bâtiment. Il se dresse, là, devant nous, colossal. Un beau vaisseau de 9 000 m2. 107 millions qu’on va détruire. Plus qu’un Téléthon… Lancé en 2003, le projet symbolisait la « volonté de développement » du groupe. L’ère de la recherche sur des petites molécules advenait, et le DI50 en serait «  le pilote à la pointe de la technologie mondiale, prévu pour durer vingt à trente ans ». C’est l’ancien responsable du site, Philippe Courbin, qui claironnait ça. Neuf ans plus tard, en 2012, une fois le navire achevé, marche arrière toute : on passe aux molécules biologiques, le travail sur des organismes vivants. C’est la tendance du moment, plus difficile à copier pour ceux qui fabriquent des génériques. Le DI50 n’est plus adapté. Le détruire complètement coûterait trop cher. Le garder, c’est un million d’euros de taxe foncière. Cet automne, on va donc juste enlever le toit et quelques fenêtres.

Source : Les vandales de la santé, Fakir

Pas de beurre, pas de médocs… même logique et même combat, ça et toutes les autres privations en cours et venir, tout ça pour gaver les plus riches, à nos dépens, à tous…

 

Je viens de m’inscrire sur Tipeee, histoire de mettre un peu de margarine dans les pastas (oui, parce que le beurre, justement, hein…). Donc si vous aimez ce que je fais, hop, un petit geste ou un grain de sable dans l’engrenage, ça serait bienvenu!

 

8 Commentaires

  1. Bonjour,
    « On nous a vendu le capitalisme comme producteur d’abondance, alors qu’il ne fait que produire de la rareté. »
    Cette phrase est tellement vrai et évidente (pas besoin d’avoir un master en économie, un cerveau et des yeux devraient suffire) et me rappelle une phrase très connue de B.Sanders : « Tout ce qui nous effrayait du communisme – perdre nos maisons, nos épargnes et être forcé de travailler pour un salaire minable sans avoir de pouvoir politique – s’est réalisé grâce au capitalisme. »
    Merci pour vos articles et bon week-end dans le beau Sud-Ouest où il fera sûrement plus doux que dans nos septentrionales contrées 🙂

    Réponse
  2. Je n’ai pas compris la phrase « il n’y a pas eu le soupçon d’un poil de cul de baisse de l’approvisionnement en beurre de l’Aldi du coin, dont le modèle d’approvisionnement ne dépend pas des grosses centrales d’achat ».
    Je suppose qu’Aldi fonctionne comme tout le monde, en regroupant les achats des différents magasins et en pressurant les fournisseurs, non?

    Réponse
    • Oui, mais pas du tout en position hégémonique comme les très gros réseaux qui dictent leurs conditions. Aldi négocie plutôt avec des PME et des fournisseurs allemands. Après, ce ne sont pas spécialement des gentils, hein, ça reste du business avec un modèle économique de rentabilité, donc de profit avant tout, avant nous.

      Réponse
  3. « la grande distribution ait décidé de priver la population d’un produit de première nécessité »

    Nous sommes là au moyen âge où les pénuries des ressources étaient orchestrées par les nobles.
    Nous sommes mêmes arrivés aujourd’hui au point de la fondation d’armées de mercenaires étendue à toute la planète !

    Nous voyons donc que le principe des robins des bois redistributeurs ne résolvent rien mais par contre à :

    « penser à la boucle locale. Plutôt que de vendre quasiment à perte ses animaux, il a tenté récemment de proposer aux clients de sa conjointe de se réunir à plusieurs pour acheter une bête sur pied, tuée dans un abattoir local (enfin, tant qu’il en reste… autre histoire d’ultraconcentration en vue), découpée sommairement et répartie ensuite entre les familles participantes. Une très bonne affaire pour tout le monde »

    Voilà la voie qui peut-être permettra de supprimer le système de conquête, et, sue le consensus totale des participants à la suppression du système monétaire qui est et demeure l’acteur social essentiel des conquêtes et des prévarications induites.

    Réponse
  4. « Et comme toujours portée par la passion des intellectuels sociaux-démocrates, à qui les rudiments d’une éducation matérialiste font décidément défaut, passion pour les abstractions de papier, les vœux sans moyen, les projets sans force, littéralement : les jeux de mots. Et aussi la transfiguration des queues de cerises. Ainsi de celle qui a conduit pendant la campagne les conseillers de Benoît Hamon à se griser d’un « Traité de démocratisation pour l’Europe » dont la lecture donne rapidement la mesure de ce qu’il ambitionne de démocratiser, à savoir à peu près rien. Car on sait très bien où se situe la négation démocratique de l’Union monétaire européenne : dans les traités de l’Union. Cela même que les auteurs déclarent n’avoir aucun projet de toucher. Si bien que la question se ramène à deux simplissimes équations (en fait une seule et même) :

    traités inchangés = anti-démocratie persistante ;
    démocratisation réelle = traités réécrits.

    Évidemment, pour échapper à cette rude vérité, le mieux est encore d’ignorer froidement toute définition minimale de la « démocratie », dont il faut expliquer à ces braves gens que le mot « parlement » n’y suffit pas. Car c’est très beau un parlement, mais c’est encore mieux si l’on sait de quoi il aura à connaître – et surtout de quoi il n’aura pas.
    C’est qu’en principe la réponse à la question du périmètre des prérogatives est : tout.

    🙁

    Et en effet, personne n’imaginerait communauté politique assez tordue pour s’interdire à elle-même de décider en matière de monnaie, de budget, de dette, ou de circulation des capitaux, c’est-à-dire pour s’amputer volontairement des politiques qui pèsent le plus lourdement sur la situation matérielle des populations. Personne n’imaginerait, donc… sauf, au contraire, projet à peine caché de sanctuariser un certain type de politiques économiques, favorables à un certain type d’intérêts, avec en prime, pour verrouiller l’édifice, l’investissement névrotique spécial d’un pays qui se raconte depuis plus d’un demi-siècle que l’orthodoxie monétaire et budgétaire est le seul rempart contre le nazisme… »

    https://blog.mondediplo.net/2017-11-06-Une-strategie-europeenne-pour-la-gauche

    Réponse
  5. Merci Agnès, comme d’habitude. Aujourd’hui nous sommes le 24 novembre on ne sait plus trop de quelle année parce que ça devient dur d’y croire, et l’autre Monolecte, celui de FB, vient de nous faire tomber un gros parpaing sur notre petite tête de colibri (celui qui transportait une goutte d’eau pour éteindre l’incendie de sa forêt). Un parpaing qui, tombé dans la jatte de Perrine, explique aussi bien pourquoi ça manque de beurre même dans les rouages du circuit court. Je veux évidemment parler de l’article « De l’impossibilité de l’éco-fuite et de l’inefficacité de la consom’action », du site donc de Nicolas Casaux ( http://partage-le.com/fr/ ). Notez qu’on se doutait bien qu’il y avait encore à dire en parlant dékologie.

    Ah justement en parlant de circuits courts, d’échanges cordiaux et humains, de partage, je note que vous vous êtes inscrit sur Tipee, une histoire édifiante de margarine dans les rouages que je comprends. Mais cela m’a rappelé l’incrédulité triste qui m’a saisi lorsque sont apparus en leurs sites propres tous ces gens que j’éprouvais de l’intérêt à entendre ou écouter il n’y a pas si longtemps, (les) Daniel Mermet par exemple avec son Là-bas si j’y suis sur France Inter, réduit(s) à se vendre un par un, à la découpe, qui par abonnement, qui par financement participatif. Additionnées, toutes ces sources d’information finiront bien par représenter le budget d’un ministère, ce qui amène forcément à faire des choix. Volontaristes ou fondamentaux, restreints de toute manière. Et je ne sais pas s’il convient de se dire que s’il n’en reste qu’un·e (de site, de blog, de chaîne ioutioube, le point médian quel progrès), ce sera Le Monolecte. Condamnés ou promis à une seule lecture serions-nous, vous allez devoir assurer euh, grave ;-s

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