Je crois qu’il ne faut jamais rien attendre d’un film. Ni du bien ni du mal. Il faut toujours en savoir le moins possible et commencer la séance l’esprit aussi ouvert que les adducteurs de Jean-Claude Van Damme. Je déteste être influencée en toute chose, je préfère conserver ma capacité de surprise intacte, quitte à ressasser bien plus tard ce que j’ai vu, ce que j’ai éprouvé et ce que cela m’inspire sur la durée.
Le cadeau Bonux étant d’avoir vu un film tellement fort, tellement puissant qu’il revient me hanter pendant des jours, des semaines, voire des mois.
Moi, Daniel Blake est de ces films rares qui prennent aux tripes immédiatement, nous immergent dans leur univers, leur narration dès les premières images, nous maintiennent en apnée pendant tout l’impeccable déroulé de leur récit et ne nous lâchent plus jamais ensuite. Bien sûr, Ken Loach est loin d’être un perdreau de la dernière pluie, mais on peut aussi se dire qu’à force de tirer sur la corde de la misère sociale, elle finit par casser.
Mais non, la force de ce réalisateur, c’est de porter une caméra à hauteur des gens, de leur vie quotidienne et d’en profiter pour nous raconter avec une précision d’entomologiste la manière concrète dont sont organisés les rapports de force dans la société contemporaine. Et sur ce chapitre, le constat est glaçant.
Deux scènes m’ont particulièrement interpelée.
Dématérialisation de la violence sociale
L’autre jour, mon père m’appelait au secours parce qu’il a des soucis pour remplir sa déclaration d’impôts. Il est vrai que plus nos administrations simplifient leurs démarches et moins il devient facile de s’en dépêtrer pour ceux qui ne jargonnent ni ne claviotent de la manière estimée idoine par les simplificateurs en chef. En fait, c’est simple : si tu as un problème, va sur internet.
Et tant pis pour ceux qui n’ont pas accès à l’outil, que ce soit par technophobie, âge, manque d’équipement, de formation, etc. De toute manière, les numéros de téléphone des administrations publiques sont généralement surtaxés, quand ils existent encore. Et l’injonction de disparition d’un fonctionnaire sur deux porte pleinement ses fruits, puisqu’il n’y a plus personne pour décrocher au bout de cette ligne qui sonne dans le vide administratif comme une complainte fantôme.
Côté CAF, l’administration voiture-balai de la grande braderie sociale, c’est à peu près le même tableau : après avoir commencé à fermer les permanences périphériques qui évitaient aux précaires de la brousse de faire 70 km de route pour demander des éclaircissements sur la énième décision non justifiée de fermeture de dossier sans suite, on a décidé de ne plus recevoir que sur rendez-vous, après passage obligé par une plateforme téléphonique payante et surencombrée, puis, très récemment, par ne plus assurer d’accueil physique du tout.
Maintenant, tout passe par le site internet, avec ses formulaires cryptiques, ses liens qui disparaissent au moment inopportun, son jargon incompréhensible, ses trois niveaux de validation et ses demandes qui restent dans les limbes de l’attente de traitement pendant des temps indéterminés.
Les exclus, souvent bien en peine pour satisfaire leurs besoins les plus pressants, doivent donc compter sur la bonne volonté d’inconnus qui maitrisent pour eux les machines et leurs arcanes diaboliques.
Aussi, j’ai pratiquement eu les larmes aux yeux quand Ken Loach filme la pitoyable épopée de Daniel Blake pour s’inscrire en ligne au service dont il dépend pour sa subsistance. Tout y est : les déclassés de la société de consommation qui sont renvoyés brutalement à leur incompétence technologique, la rage contre la machine absurde, les délais qui s’étirent et la dépendance induite à la bonne volonté des gens compétents et équipés.
À l’arrivée, nous avons des droits de papiers dans un monde qui dématérialise la violence sociale et fait disparaitre la misère dans des statistiques vides de sens. Derrière le satisfécit du gouvernement autour de la baisse des bénéficiaires des dispositifs de solidarités comme le RSA, combien de Daniel Blake qui ont fini par baisser les bras devant trop de fausse simplicité excluante?
La faim et les moyens
Mais la scène qui m’est le plus restée en travers est sans conteste celle de la visite à la Banque alimentaire. Il devrait être inconcevable que des gens doivent compter sur la charité pour seulement se nourrir alors qu’ils sont citoyens d’un des pays les plus riches du monde, sans compter toute la violence symbolique qui s’exerce quand une fonctionnaire bien planquée décide d’affamer une personne comme punition pour une absence, un retard, un regard ou un mot de travers.
J’ai été frappée au creux de l’estomac quand la mère célibataire, perdant soudain tout contrôle, se jette avidement sur le contenu d’une boite de tomates pelées qu’elle s’empiffre comme une bête. C’est une scène tellement violente, tellement moche dans ce qu’elle raconte que j’ai juste pensé à ce moment-là : c’est typiquement le genre de truc que tu ne peux pas inventer, mais que quelqu’un a vécu et raconté
.
Et il m’est pénible d’en avoir, quelques semaines plus tard, la cruelle confirmation :
Cet homme sans papiers, dont les traits laissent penser qu’il est âgé d’une trentaine d’années, vient d’être condamné à quinze jours de prison ferme avec mandat de dépôt pour un vol aggravé requalifié en vol simple. À savoir, le vol d’un paquet de saucisses de Strasbourg, d’un autre de chaussons aux pommes et d’une brosse à dent électrique, dimanche matin, à Auchan Mériadeck.
Montant du préjudice ? « À peine 20 euros », souligne son avocate. « Il a fait ça parce qu’il avait faim. La preuve : quand il s’est fait prendre, il s’est jeté sur les paquets pour les ouvrir et manger. Ce qui a été retenu comme des dégradations », s’étrangle-t-elle.
Source : Bordeaux : prison ferme pour un vol de nourriture – Sud Ouest.fr
Ce film m’a prise aux tripes, par surprise. Je n’avais rien lu, j’arrivais vierge. Bien sûr j’en avais vu quelques-uns, de ses films, dont « sweet sixteen », une bonne baffe aussi. Mais j’étais restée sur le dernier vu, « la part des anges » une histoire de whisky qui pour une fois se terminait bien. Alors on y est allés sans a priori. Comme des bleus. La scène de la banque alimentaire m’a fait fondre en larmes, larmes qui ont coulé… jusqu’à la fin du film. Peut-être parce que j’avais vécu une inscription aux restos du coeur, il y a bieeeen longtemps, et que je m’en rappelle très fort. Tout dans ce film transpire la réalité. Ce mec est très fort. Peut-être que c’est ça, que je devrais écrire, sous ta publication précédente, en réponse aux gens qui considèrent le libéralisme comme une chouette démarche qui crée l’abondance, youkaïdi, youkaïda. Mais je n’y arrive plus. Les théoriciens de l’abject, en ce moment, je n’y arrive plus. Surtout aujourd’hui 7 mai ! Bises aux gens de bonne volonté… et merci Agnès pour tes écrits. Je m’y retrouve très, très souvent.
Merci pour ton partage.
Je comprends très bien ta saturation des thuriféraires de la mondialisation joyeuse. Ils font semblant de ne pas voir ce que cela fait réellement à tellement de gens ou, pire encore, ils rendent les perdants de la course à l’échalote responsables de leur état, dans cette inversion de causalité usée jusqu’à la corde.
J’ai longtemps participé à Actuchômage, pour tous les surnuméraires du système, mais j’ai fini par ne plus supporter la complainte des donneurs de leçon d’hier qui, se retrouvant à leur tour débarqué de leur tour d’ivoire aux pieds de stuc, venaient pleurer sur leur nombril sur l’air de ?
Bon !
et Week-End,
Merci, moi aussi ai bp aimé ce film, vu pourtant il y a qqs mois. J écris avec un porta le dc ce message s arrête ici.
Bonjour Agnès. Tout d’abord, un immense bravo pour l’ensemble de ton œuvre de réalité sociale augmentée.
J’ai aussi voulu avec Daniel, mettre des coups de savates appuyés dans le hard et le software.
J’ai tagué avec lui tous les murs de la ville. Ou bien l’ais-je seulement pris dans mes bras ? Je ne sais plus …
J’ai chialé comme une madeleine pendant cette inhumaine séquence alimentaire.
Je suis sorti avec la rage, prêt à en découdre seul avec le forum de Davos dans son entièreté.
Pratiquement du même âge que le héros, je suis pourtant bien mieux loti que lui bénéficiant encore plusieurs fois par an de saisie sur le compte sur ce pognon sué en tant qu’indépendant dans d’immenses groupes industriels multi-milliardaires qui, me faisant poireauter trois fois ce que réclament mes mièvres CGV, tendent systématiquement le bâton à l’ensemble de nos administrations contraires sans l’once d’une réflexion sociale envers un Père bien isolé. Même pas vengé hier matin, expectorant pourtant très fort dans leur tire-morve en forme de bulletin … Pas grave, suffit de lire ici quelques pages savantes pour se rassurer sur l’indéniable fait, d’une appartenance sûre à la multitude des damnés de la terre, des gens de peu, des femmes de peines, des hommes de tâches … Quand même, un peu long ce tunnel démocratique qui nous mène vers les bassins de lait et les fontaines de miel, non ?
difficile de s’empêcher, entre deux envies de vomir, mais pour des raisons opposées, de penser que des ceci expliquent aussi ces cela
https://www.lepostillon.org/Pipeau-litiquement-correct.html
Je n’irai pas voir ce film, non par ce qu’il dénonce, mais par la part démonstrative qu’il accorde à la misère.
Pour m’expliquer plus avant, je propose comparativement : « Land and freedom » et l’émulation au combat social que ce film démontre.
Non, justement, il ne fait pas dans le pathos, il est assez froidement descriptif et il montre bien la réalité des exclus d’aujourd’hui.
En fait, il casse les représentations sociales de la misère, il les réactualise. Les pauvres, aujourd’hui, ils ne portent pas des haillons, ils ne font pas la manche, ils ne se bourrent pas plus la gueule que les autres. Ils ont souvent toute la banale apparence de la normalité et font beaucoup de sacrifices pour avoir l’air d’être des citoyens moyens, surtout quand ils ont des gosses, pour qu’ils ne soient pas stigmatisés à l’école.
Parce qu’elle est moins voyante, leur pauvreté a l’air « insincère », « minime », alors qu’elle est le résultat de rapports sociaux de domination extrêmement violents.
C’est ce qui fait la force de ce film, il montre tout ça : l’injustice, la saloperie des organismes censés « aider » les personnes dans le besoin, l’hypocrisie générale, tout y est.
Et tu prends ta baffe, même si tu connais bien le sujet.
Pour un film qui commence par une pendaison, voir my sweet pepperland.
« l’injustice, la saloperie des organismes censés « aider » les personnes dans le besoin, l’hypocrisie générale, tout y est.
Et tu prends ta baffe, même si tu connais bien le sujet. »
Je suis en plein dedans: je n’irai pas voir ce film, je risquerai d’exposer. (et on m’accusera d’être responsable d’un attentat!)
Je suis Daniel Blake
Tu as bien raison, Man. De toute façon c’est du ken loach vieillissant et qui plus est un film facile.
La scène à la banque alimentaire m a franchement fait pleurer. L écho d un vécu, tout faire pour eviter d en arriver là : mère celib, ayant bénéficié du rsa, il a fallu se battre chaque jour, se saigner pour assurer les conditions minimales d existence de son enfant et protéger son amour-propre, voilà le lot de centaine de millier de mères célibataires.
Au fil des années, le réalisateur ne cesse de m impressionner par la justesse et la mise au jour des inégalités qui traversent nos sociétés.