Nous savons toujours quand nous vivons un moment qui concentre tous les autres en une fulgurance douloureuse.
Je suis là, debout, raide comme la justice, à l’autre bout de la France que je viens de traverser comme un zombi et juste devant moi, il y a ces amis qui sanglotent sur l’épaule l’un de l’autre. J’ai l’impression d’avoir été téléportée dans un autre espace-temps et en même temps, tout est tellement découpé dans son déroulement avec une acuité terrible que je sais que ce moment est en train de s’imprimer profondément en moi, de me changer, de nourrir — une fois de plus — le gouffre insondable de ma colère du monde.
Au-delà de la forêt de têtes et de mines sombres, je découvre le visage, la vie, de celui que je connais pourtant depuis plus de 10 ans sans jamais avoir entendu le timbre de sa voix. Je me dis que c’est ironique, ces adieux en PowerPoint pour quelqu’un qui détestait autant ce genre d’artifice intellectuel. Je sais que le troisième larron de la bande, juste à gauche de ces lourds sanglots d’hommes, pense aussi au fait qu’il vaut mieux que nous nous occupions de notre ultime clé USB de notre vivant, avant que la famille éplorée ne réussisse la compil’ de tes pires portraits et de tes moments honteux. Je me dis aussi qu’on devrait penser à enregistrer les voix, pour quand il ne restera plus que le silence.
Je m’énerve un peu d’entendre qu’il s’est donné la mort, comme s’il s’était offert une bonne pinte pour oublier, un petit cadeau discret, alors qu’en fait, il s’est ôté la vie.
Je m’énerve beaucoup en apprenant qu’il bossait dans cette boite où l’on trouvait très spirituel d’inviter les gens à partir par la fenêtre. Et je comprends que s’il était bien le tueur à gages de sa propre existence, le commanditaire est ailleurs, bien planqué, bien au chaud, rotant ses millions raclés sur le sang et les os de milliers d’autres comme lui.
Ce qui est néfaste pour le psychisme, c’est la contrainte venant de l’organisation du travail. Et cette contrainte est double. Il y a d’un côté la division technique des tâches qui font l’objet de prescriptions très strictes. Et de l’autre une division politique du travail, à savoir un système de surveillance et de sanctions qui est une nouvelle contrainte.
Depuis Taylor et Ford, l’organisation du travail est essentiellement politique. Taylor compare littéralement l’ouvrier à un chimpanzé qui doit se conduire comme tel . C’est l’obéissance absolue. Cette conception de l’organisation du travail basée sur la domination, le contrôle, la sanction (donc la peur), est évidemment nuisible pour la santé mentale car le travailleur y perd sa subjectivité, sa créativité, sa maîtrise des moyens, le sens de ce qu’il fait. Travailler, c’est bien plus qu’exécuter des tâches. C’est une transformation de soi.
Source : La domination au travail est beaucoup plus dure qu’avant, L’Écho, 22 octobre 2018
Oui, cette vision du travail m’est à peu près insupportable. Un non-sens. Un anachronisme durable que l’on tente de diluer dans la start-up nation qui n’est pourtant qu’une intensification de la domination, qui s’attaque jusqu’aux moments de repos sous prétexte de coolitude.
Une nouvelle forme d’organisation du travail apparaît dans les années 1980, celle des gestionnaires. Jusque-là, l’organisation du travail était l’apanage des gens du métier. Les directeurs d’hôpitaux, par exemple, étaient médecins.
Mais ils ont été remplacés par des gestionnaires qui ne connaissent rien des métiers. Ils réduisent le travail à un ensemble de tâches purement quantifiables et dont la performance est chiffrable. À travers ces dispositifs, ils ont instauré ce que le juriste Alain Supiot appelle la « gouvernance par les nombres ». Celle-ci détruit tout ce qui était vital au travailleur : les règles et valeurs propres de son métier. Cette méthode gestionnaire détruit aussi volontairement toute coopération. Ce qui a pour conséquence une dégradation de la qualité et de l’efficacité.
L’avidité mortifère de l’entreprise est déjà à l’œuvre, déjà dans la négation de l’humain, de son intelligence, de sa créativité, de son inventivité. Tous les ingrédients sont déjà en place. Mais les outils vraiment mortels débarquent au tournant des années 2000 avec le lean management et autres merdes à 360°.
Ces gestionnaires ont inventé des techniques nuisibles pour la santé psychique. C’est le cas de l’évaluation individualisée des performances qui introduit la compétition entre les travailleurs et détruit la solidarité. C’est le cas aussi de la précarisation de l’emploi : partout des contrats durables sont remplacés par des CDD et l’intérim. Cette précarité qui augmente développe aussi un sentiment de précarisation chez ceux qui ont une position stable : ils comprennent qu’ils sont menacés eux aussi.
Il y a aussi la standardisation des modes opératoires qui facilitent le contrôle quantitatif. Or une infirmière, par exemple, ne peut pas traiter de la même manière deux patients atteints d’une même maladie. Si elle s’y trouve contrainte par la standardisation, son travail perd son sens.
Il y aurait également beaucoup à critiquer sur la prétendue « qualité totale » car dans les faits elle est impossible. Dans le but d’obtenir le graal de la certification, on fait pression sur les travailleurs pour qu’ils mentent dans leurs rapports…
À la fin des années 90, un ami entré dans une puissante multinationale high-tech me décrit les techniques d’avilissement mental mises au point par les DRH. Il ne faut pas s’y tromper : il y a une véritable volonté de nuire dans ses techniques, de pousser les salariés à bout, par tous les moyens.
Mon ami m’a parlé de la technique de la chaise vide : après chaque période d’évaluations individuelles, brutalement, des collaborateurs de l’équipe disparaissent. Ils disparaissent vraiment. Du jour au lendemain, sans explications, sans pot de départ, mails aux collègues, post it, nouvelles, rien, le type disparait et tout ce qui reste de son passage, c’est sa chaise vide qui est volontairement laissée là, comme une menace, sous le nez des autres.
La domination au travail est donc beaucoup plus dure qu’avant. Elle a changé complètement le monde du travail et même toute la société. Pour le dire autrement, les gens sont soumis. En Europe, les contre-pouvoirs, les syndicats, ont fondu. Ce qui fait la force incroyable du système, c’est que la majorité des travailleurs vivent dans cette situation de servitude volontaire – et donc de malheur – parce qu’ils y consentent, pensant que c’est la seule bonne façon de faire. On nous apprend dès l’école primaire que le bien et le vrai, c’est ce qui est scientifiquement quantifiable. Mais c’est faux.
Les gestionnaires savent parfaitement ce qu’ils font.
Ils savent très bien que la plupart des salariés viennent travailler la peur au ventre et c’est très exactement ce qu’ils recherchent. Des gens totalement dépendants et soumis, des salariés-machines toujours disponibles, démarrant au quart de tour et jetables de même. Et quand on leur refuse cette soumission absolue, abjecte et insupportable, ils menacent d’envoyer tout le monde à la casse en utilisant des machines, des robots et des algorithmes.
Cela dit, ils préfèrent les humains-mécaniques : ils coutent bien moins cher en entretien.
Oui, les impacts psychopathologiques sont colossaux, jusqu’au suicide sur le lieu de travail. Ça n’existait pas avant. Il y en a même dans le secteur public, y compris à l’Inspection du Travail ! Ils existent partout dans le monde et sont en croissance, mais ils font l’objet d’une conspiration du silence.
Il est difficile d’expliquer un suicide. La souffrance éthique en est l’une des causes principales. Soumis à ces impératifs d’objectifs, le sujet doit brader la qualité au profit de la quantité. Mais dans de nombreux métiers, brader la qualité, c’est très grave. Pensez au magistrat qui doit juger cinquante affaires en quelques heures alors que sa décision engage la vie des gens. Il en vient à faire le contraire de ce pour quoi il est devenu juge.
Partout, on est rendu à cette situation où il faut concourir à des actes et à une organisation que le sens moral réprouve. Cette souffrance éthique est celle qu’on éprouve à trahir les règles du métier, ses propres collègues et le client. Et finalement on se trahit soi-même. Cette trahison de soi dégénère en haine de soi, ce qui peut déboucher en suicide sur le lieu de travail.
Suicide.
Le mot est lâché.
Ce meurtre dont on connait avec certitude l’exécutant, mais dont on refuse de voir le commanditaire.
La dépression.
Cet état d’anéantissement profond du psychisme qu’on traite avec un peu de mépris et beaucoup d’ignorance. Cette dépossession de soi, ce gouffre, ce trou noir qui engloutit toute joie et toute lumière, toute vie.
— Ce matin, j’ai eu une pulsion suicidaire tellement soudaine et violente que j’ai pris peur. J’ai cru que je ne pourrais pas résister.
Je me demande combien sont-ils dans cette légion des dépossédés d’eux-mêmes à avoir été déclarés victimes d’une longue maladie. Alors qu’ils ont été victimes d’un système.
Délibéré.
Parallèlement, le dopage s’est considérablement développé. Cocaïne et amphétamines sont utilisées dans de très nombreux métiers, y compris chez les avocats d’affaires, les banquiers, les cadres. Beaucoup ne peuvent tenir qu’en se dopant. Sur les chaînes de montage, des ouvriers sniffent devant tout le monde pour tenir les cadences. Et personne ne dit rien.
N’oublions pas également que comme il n’y a pas d’étanchéité entre travail et non-travail, les souffrances professionnelles ont des conséquences dommageables immédiates sur la vie de famille, les loisirs et même la vie dans la Cité dans la mesure où l’on a tendance à s’y comporter comme au travail : chacun pour soi.
À la même époque que l’épisode de la chaise vide, un autre ami me racontait les coulisses du système bancaire : dès 9 h du matin, à l’ouverture, la salle des marchés puait déjà un mélange de pastis et de vinasse. Les gens arrivaient au boulot déjà (ou encore !) complètement bourrés. Ils faisaient ça pour tenir. Tenir le rythme. D’ailleurs, il n’y a pas de séniors en salle des marchés, trop dur, trop intense, trop usant. On fait ça un temps et puis on part se refaire une santé dans les audits.
Au fil du temps, ça s’est mis à puer moins : les alcoolos ont laissé la place aux cocaïnés. Ils carburent encore plus, ils flamboient comme des feux de paille et c’est à eux qu’on a filé les manettes qui contrôlent notre monde.
Et des montagnes de fric.
Alcoolos, défoncés, juste pour tenir encore un peu. Et surtout responsables de leur déchéance psychique et physique, toujours renvoyés à leur problèmes personnels.
La plupart tient aux anti-dépresseurs et anxiolytiques. Ça fait moins crade. Et c’est remboursé par la Sécu. Comme ça, nous payons collectivement (une fois de plus) le prix de la soumission du plus grand nombre à un ordre démentiel.
Et même ceux qui en sont exclus souffrent.
Et au final, nous en supportons tous les conséquences.
Sept prévenus, dont d’anciens dirigeants de France Télécom, comparaissent à partir de lundi devant le tribunal correctionnel de Paris pour répondre de « harcèlement moral » ou de complicité de ce délit, à la suite d’une vague de suicides de salariés de l’entreprise entre 2007 et 2010. Or les délits d’« homicide involontaire » et de « mise en danger de la vie d’autrui » étaient initialement visés, dans le réquisitoire introductif de l’information judiciaire et dans la plainte d’un syndicat, mais ils ont été écartés par les juges d’instruction.
L’article 221-6 du Code pénal définit l’homicide involontaire par « le fait de causer, par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement, la mort d’autrui ». Il est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Contrairement au harcèlement moral, il suppose « la démonstration d’un lien de causalité certain, même non exclusif », entre la faute reprochée à la personne et le dommage. Les juges d’instruction ont considéré que ce lien de causalité « est difficile à démontrer dans les décès par autolyse, le suicide étant analysé comme un fait multifactoriel ».
Source : Procès France Télécom : pourquoi l’« homicide involontaire » et la « mise en danger d’autrui » ont été écartés, Le Monde, 6 mai 2019.
J’enrage de voir que le préalable a été de balayer d’un revers de la main les chefs d’accusation d’homicides, parce que pour moi, c’est la volonté délibérée de fonctionner avec des entreprises mortifères dans tous les sens du terme qui doit être mise au banc des accusés : les gens qui pilotent les entreprises savent parfaitement qu’il s’agit d’industries de la mort : mort sociale, économique et environnementale. Ils savent quand ils polluent et détruisent délibérément des ressources naturelles, le tissu social ou le psychisme des gens, ils savent et c’est même leur fonds de commerce : la consommation du monde, sa consumation et les stratégies qui permettent d’échapper aux conséquences de leurs actes et de leur cupidité sans fond, travestis comme ils le sont derrière cette anomalie juridique que sont les personnes morales.
L’image qui illustre l’article sur la page d’accueil du site est extraite de la couverture du livre d’Yvan du Roy Orange stressé, paru aux Éditions de la Découverte.
Bonjour,
Puisque j’y ai été invité, un témoignage de l’impact diffus et toxique du management d’Orange/France Telecom sur ma famille. Une parmi tant d’autres…
https://mastodon.host/@will_stochastique/102053962141728090
Merci.
Quand les entreprises ajoutent à leur marge le coût salarial, alors les personnes les plus qualifiées sont remplacées par des sous-traitances moins onéreuses et bien moins qualifiées de ce fait.
Orange en est une caricature et ne perdure que par le chantage à l’emploi devenu son fond de commerce réel.
C’est ainsi qu’agissent l’ensemble des grands groupes en prenant bien garde de ne pas se concurrencer sur ce point, bien au contraire !
Tu as parfaitement raison !
Dans le livre « La guerre sociale en france » de Romaric Godin (présenté par Spire dans un autre post) ce procédé est appelé :
« La financiarisation de la société » et caractérise le mouvement néolibéral « en marche » mondialement.
J’ajoute que ce livre se lit comme un roman, tu le commences en soirée et le dévores dans la nuit.
Bonjour Agnès,
merci pour ce texte, ancien « technicien » à France Télécom Orange, j’ai vécu cette période noire dans l’entreprise… c’était un service public quand j’y suis entré après concours en 1977…
Retraité depuis octobre 2015.
Amicalement Michel,
Je rappelle un site de Solidaires pour suivre le procès quotidiennement:
http://la-petite-boite-a-outils.org/jour-1-proces-france-telecom-rendre-frileux-les-pdg/
Merci, Michel, pour me lire encore après toutes ces années!
Merci
Merci pour cet excellent article. Il n’est pas sûr que le primat organisé de la communication en 50 mots maximum en favorise la diffusion : raison de plus pour que ceux qui savent encore lire un texte développé et argumenté le fassent connaître aussi largement que possible. L’insurrection nécessaire contre ce système immonde (qu’on ose encore appeler démocratie !) passera nécessairement par un retour à la pensée complexe non formatée.
On pourrait – on devrait attendre de ceux qui prétendent à la représentation politique du peuple qu’ils proposent de criminaliser dans la loi la maltraitance au travail, et de ceux qui ont hâte d’en découdre avec « le système » qu’ils ne se trompent pas d’ennemis : qui sont les vrais criminels : les policiers et les gendarmes qui se suicident à cause de la souffrance éthique imposée par leur tutelle, ou les tueurs en cravate qui traitent leurs salariés comme des déchets dont on se débarrasse « par la fenêtre ou par la porte » ? Quand on veut taper fort, il faut viser juste.
La notion même de « coût du travail » qu’on nous fourbit si abondamment aujourd’hui conduit de facto à l’esclavagisme et, dans son principe ultime, à l’établissement de camps de travail dignes des polpots et des nazis derniers.