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Être dans ses petits souliers

Par Agnès Maillard
25 avril 2014

Ma grand-mère disait toujours qu’il fallait le temps que le pied se fasse à la chaussure. J’ai découvert bien plus tard, vraiment plus tard, que la bonne chaussure, on y entre comme dans une pantoufle et c’est elle qui doit se faire au pied.

Être dans ses petits souliersLe choix des chaussures a longtemps été une grande affaire à la maison. D’abord, parce que cela coutait cher. D’autant plus cher que la gosse que j’étais avait tendance à grandir par poussées. Alors ma grand-mère achetait systématiquement des chaussures trop grandes pour moi. Je devais me tenir debout, le pied bien à plat dans sa prison de cuir et il fallait qu’elle puisse écraser la pointe de la chaussure avec son pouce sans toucher mon gros orteil. Du coup, j’avais le pied qui dansait dans la godasse et ma grand-mère y ajoutait une semelle et bourrait le bout de la chaussure avec du coton pour me caler les arpions.

Ensuite, il fallait que ça brille. Il fallait que la chaussure témoigne de nos efforts pour ne pas passer pour les prolos que nous étions. Je foulais aux pieds les rêves d’ascension sociale de ma grand-mère. Son truc, c’était les vernies. Les petites chaussures noires brillantes comme un miroir avec les brides qui tranchaient sur les petites soquettes blanches en fil d’Écosse qui allaient tellement bien avec. Celles sans aucune matière moderne et extensible qui leur aurait permis de ne pas se lover comme un chaton malade autour de mes chevilles. Des chaussures de poupées, pour rester bien sage dans la vitrine, des chaussures terriblement assorties à mes robes chasubles en tweed qui grattait de chez Rainette, la marque avec la gomme verte en forme de grenouille. Des chaussures qui supportaient mal la cour de récré, surtout quand j’y trainais à quatre pattes sur le bitume pour remporter le pot commun aux billes.
Je ne devais pas avoir des jeux de petite fille sage.

Alors, comme mes chaussures vernies se balafraient immanquablement des traces de mon profond irrespect, ma grand-mère avait fini par se compromettre chez Kickers, la version bleu marine ajourée avec des fleurs. C’était tout de même plus portable, malgré les deux pointures de trop et les soquettes au crochet. Et puis, il y avait les gros points rouge et vert, pour ne pas confondre la droite et la gauche. Bien pratique pour la dyslexique que j’étais, même si, au final, je n’ai jamais pu me souvenir  quelle pastille allait avec quel côté. Mais au moins, j’étais plus couleur locale dans la cour de récré.

L’ironie de l’histoire, c’est que mes pieds (et un peu moi-même, par la même occasion) ont pratiquement cessé de grandir après mon entrée en sixième et il m’a fallu accéder à l’âge adulte pour oser acheter des chaussures à ma taille. Dans ma disgrâce, j’ai hérité d’une demi-pointure dans cette taille qu’on ne trouve jamais : trop grande pour le rayon enfants et trop petite pour celui des adultes. J’ai donc continué à m’user les pieds dans des godillots plus ou moins bien ajustés qui me blessaient immanquablement jusqu’à ce qu’un cal ait durci la zone de frottement. C’était ainsi que l’on devait se chausser : inconfortablement, dans la douleur, la patience et l’abnégation.

J’ai fini par apprendre qu’en chaussure, comme pour le reste, tout est relatif. Qu’une bonne grole de montagne doit se prendre plus grande, jusqu’à deux pointures, pour ne pas éclater le gros orteil sur le bout de la chaussure lors de la descente. Qu’un bon chausson d’escalade n’a rien à voir avec un quelconque critère de confort, il doit tenir le pied comme une seconde peau, le comprimer et qu’il convient de le prendre deux pointures plus étroites. Mais surtout, j’ai compris qu’une bonne chaussure ne se fait pas : elle s’enfile comme une bonne vieille charentaise familière et que son plus grand talent est de se faire oublier. J’ai surtout compris qu’il valait mieux investir dans une très bonne godasse bien faite que dans une pompe funèbre à bas prix qui blesse, qui abime et dont les matériaux étouffent le pied avant de lâcher, le plus souvent, en cours de saison. Une bonne chaussure, bien entretenue, ce sont des années de bipédie heureuse et tranquille et cela revient toujours moins cher que de changer de croquenot tous les deux mois, avec, toujours, des factures de pédicure en sus.

Ma grand-mère justement boitillait régulièrement dans ses chaussures à semelle compensée et au profil orthopédique. Elle clopinait, sans cesse, ses chevilles gonflées débordant sur le cuir étriqué. Et portant, elle a marché pratiquement jusqu’à la dernière semaine de sa vie, à presque 100 ans. Le plus drôle, c’est qu’une fois qu’elle a été installée en maison de retraite, j’ai été chargée de ses achats. Ironique retour des choses. Me voilà donc à commander ses éternels souliers moches : tu prends bien un 37, hein ?

Je regarde ses pieds recroquevillés, déformés comme ceux d’une petite Chinoise et je lui réponds que oui, tout en décidant de lui prendre un 38. Je me souviendrais toujours de son expression bienheureuse en enfilant ses nouvelles chaussures, après toute une vie de cors aux pieds :

Mais qu’est-ce qu’elles sont confortables, ces chaussures ! Tu as changé de marque ou quoi ?

Et moi, un peu chafouine sur ce coup :

Oui, c’est ça, j’ai changé de marque…

24 Commentaires

  1. Bon, ben alors, qu’est-ce qu’il a fait de mal Aquilo Morelle?

    Réponse
  2. Il a assassiné des gens bien consciencieusement.

    Réponse
    • Je sais. C’est d’ailleurs le seul lien, au début de mon récit. Parce que c’est ça qui m’a fait penser à mes histoires de chaussures.

      Réponse
      • honte sur moi, je n’ai pas cliqué…

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        • Pourtant, pour une fois, je n’en avais mis qu’un seul!

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  3. Enfant des banlieues parisiennes, je n’ai vraiment compris la marche que lorsque j’ai randonné quotidiennement pieds nus (et souvent le corps aussi) au fond de lieux perdus…

    Sentir la plante de ses pieds épouser les aspérités, se répandre sur les plats, parcourir ainsi forêts et prés, respirer de tout son être le lieu où l’on se tient et pleurer du bonheur de s’y trouver inclus, vivant.

    Réponse
  4. « Qu’une bonne grole de montagne doit se prendre plus grande, jusqu’à deux pointures »!

    C’est quoi ce systématisme mathématique ? Le fruit d’études supérieures trop poussées?
    Une bonne chaussure de marche doit se choisir à son pied. C’est à dire après essai avec les chaussettes adéquates. Pour la descente, on resserre les lacets. Faut se baisser quoi!

    Réponse
    • « Jusqu’à 2 pointures ». J’ai eu des groles de montagne à ma taille, dans lesquelles je marchais parfaitement bien, mais un jour, on s’est tapé une descente un peu éprouvante et longue, et j’ai eu beau resserrer les lacets et tout le bordel, à l’arrivée, j’avais les ongles des deux gros orteils qui avaient sauté. Après, j’en ai discuté avec des potes montagnards qui m’ont tous confirmé de prendre de la marge sur ma pointure de ville.

      Réponse
  5. Petit coup de pub. Afficionado des
    Paraboot depuis ma prime adolescence, je puis vous assurer qu’en plus d’être intemporelles, elles se caractérisent par une longévité exceptionnelle. Bon, bien sûr, les formes un peu vieille France auront tendance à en rebuter certains, leur prix aussi. Mais une fois portées, elles vous tiennent la décennie si tant est qu’elles soient régulièrement entretenues. Vala, à part ça, je prends toujours autant de plaisir à vous lire, Agnès.

    Réponse
  6. j’en avais entendu parlé, les pieds des petites filles contraintes et serrées dès l’enfance: alors sexy (je fais court) en Chine, aussi en Sardaigne, c’est là où j’ai vu (mars cette année) au marché (oui-oui) une mamy avec des tout-tout petits souliers.
    Montagne, chaussures de varappe sont mieux au-corps, sinon un peu lâche, comme au ski.. les arpions respirent

    Réponse
  7. La catastrophe ce sont les chaussures à talon et bouts pointus que portent nombre de femmes. ce qui leur détruit les pieds et le reste, genoux, colonne vertébrale. C’est complètement anti-physiologique, ces pauvres filles se retrouvent jeunes avec un pied déformé en hallux valgus, des orteils recroquevillés en marteau… Sans être fétichiste, le pied d’une femme peut être d’une grande beauté pendant que les modes vestimentaires massacrent ce bijoux de précision physiologique.

    Réponse
    • Oui, bien d’accord. Et c’est bien parce que je suis horrifiée par cette nouvelle mode de forcer chirurgicalement le corps des femmes à entrer dans des instruments de torture que j’ai voulu parler de cette histoire d’une manière… un peu légère.
      Même si, à la réflexion, ce n’est pas si léger que cela : l’intériorisation par ma grand-mère du fait qu’il fallait des petits pieds jusqu’à cette négation de ses douleurs… Cette soumission à l’idée que c’est la chaussure qui a raison et le pied qui a tort.

      Réponse
      • Ce n’est pas nouveau du tout, les corsets et autres vêtement difformant existaient bien avant.

        Les années trente avaient commencé par remettre en cause les corsets, les années 60 avec tongs et sandales libéraient le pied, les années bling-bling 80, 90 et 2000 néo-conservatrices com et business ont de nouveau enfermé les femmes, hommes aussi, dans des habits de putes communicantes pour vendre de la daube.

        Les hommes sont par ailleurs aussi soumis à des codes vestimentaires, chaussures à bouts pointus, cravate… La cravate est moins problématique physiologiquement, mais je ne la supporte pas, ce chiffon autour du cou ridicule. Le sport lui même est souvent néfaste et source de renforcement de l’aliénation sociale.

        Je conseille la lecture de Thérèse Bertherat sur les aspects physiologiques et autres du corps humain :

        http://www.antigymnastique.com/fr/quest-ce-que-lantigym

        Réponse
        • Si, si, au contraire, c’est totalement nouveau et totalitaire. Le vêtement a toujours eu pour fonction secondaire de modifier la silhouette, mais sans trop modifier le corps (à l’exception notable des corsets ou des bandages des Chinoises). C’est à dire que l’idéal corporel étant soumis à des modes et que le corps ne peut pas grandir ou grossir ou diminuer en partie ou augmenter en d’autres « naturellement », le vêtement faisait le job : les faux culs, les coiffures à étage, les trucs bouffants ou cintrés.
          Mais la chirurgie esthétique change cela puisque le corps est attaqué dans le vif pour devenir objet de mode.

          C’est furieux de penser que des tas de femmes se font arracher les poils du cul pou ressembler à des starlettes pornos et qu’ensuite, se rendant compte que la vulve est infiniment plus variée que ce que le cinoche en montre, se font charcuter les lèvres pour avoir le sexe de leur fille…

          Et voilà que maintenant, elles sont font déformer les pieds pour rentrer dans des chaussures qui sont des fantasmes de mecs et non pas des prothèses destinées à la marche.

          C’est d’autant plus furieux qu’il s’agit purement et simplement de mutilations à caractère fétichiste.

          Réponse
          • Ben non, c’est pas nouveau, seules les technologies sont nouvelles.

            Ces pauvres filles sont prêtes à se faire charcuter les seins et la vulve pour attirer une bite sans cervelle. C’est ainsi, c’est dommage, mais c’est ainsi.

            C’est d’autant pas nouveau que des femmes ont leur sexe mutilé par l’excision au nom de préceptes moraux infâmes, tout comme des mecs doivent accepter la circoncision au nom de prétextes religieux débiles. J’ai toujours mon prépuce, je m’en porte bien, je bouffe du porc aussi.

          • « il s’agit purement et simplement de mutilations à caractère fétichiste »

            Je pense que le caractère des mutilations que nous nous imposons indiquent notre soumission et dès lors notre état d’appartenir à la classe dirigeante.
            Cela fait, on se place ensuite dans la haine des insoumis qui sont restent et demeurent les minoritaires.

            En fait, c’est l’idéal sécuritaire qui nous mène à nous rassembler au lieu de nous distinguer, quoiqu’il nous en coûte ensuite.

  8. Et moi qui ai toujours cru que c’était les chaussures qui cherchaient des pieds à leur taille pour se faire remplir (les cochonnes !).
    Me voilà tout boulversifié. Encore une fois Dame Monolecte, tu ruines mon « monde à Babar » ! ppfff!

    Réponse
  9. Chaussures…
    J’en ai 4 paires…
    + Aux pieds quasi tout le tant, des birkenstock, ça tient 10 ans c’est super confortable, a tel point que quand on en a pris l’habitude, on ne met plus rien d’autre.
    + Une paire de bonne facture que je renouvelle aux soldes d’été tous les deux trois ans et que j’utilise pour sortir de chez moi (parce que les Birkenstock, en hiver, ça le fait pas vraiment).
    + Une paire de chaussures noires lustrées pour les concerts.
    + Et une paire de chaussures de marche.

    Ma compagne, elle, remplit un placard entier avec toutes ses paires…. et encore, on en a viré deux grands sacs poubelle quand on a déménagé en septembre.
    J’ai renoncé à lutter contre ce gaspillage absurde.
    Je vais pas faire une interprétation psychanalytique de la chose, mais il y a, pour certain(e)s, dans la chaussures, bien plus que sa valeur d’usage.

    Réponse
  10. Et pour ma part je n’ai qu’une paire de mules pour l’intérieur, des chaussures à scratch pour l’extérieur, et des sortes de crocks pour aller parfois à la plage. C’est tout !

    Ah si, j’ai aussi une paire qui a servi pour le mariage de ma fille…. pas la plus confortable.

    Réponse
      • Précisons : je n’ai jamais froid chez moi. Pour les visiteurs, c’est plus mitigé.

        Réponse

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