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Vous avez perdu quelque chose

Par Agnès Maillard
14 juillet 2006

Entre l’autisme égocentrique de mes concitoyens qui continue à me travailler et un revival helvétique, c’est le choc des civilisations.

Avoir été frontalière de la confédération helvétique m’a imprégnée de quelques us et coutumes descendus des alpages. Aujourd’hui encore, je suis infoutue de balancer un papier par terre. Je peux même faire un détour de plusieurs centaines de mètres pour déposer mes déchets dans une poubelle. Ceci dit, il est vrai que nous sommes moins bien pourvus en poubelles que nos voisins suisses et il m’arrive fréquemment de rapporter mes déchets à la maison.
C’est dire si un comportement comme celui de ne pas jeter de papier à terre peut rester ancré des années après n’être plus exposé à la contrainte sociale qui l’a renforcé. Car la propreté légendaire des trottoirs suisses n’est pas une question de peur du gendarme ou de protection du portefeuille, les deux ressorts les plus couramment utilisés en France, mais bien une question de contrôle social.

Le contrôle social.

Tous les touristes français le savent : immanquablement, quand vous balancez votre paquet de clopes vide sur le trottoir de Genève, dans les secondes qui suivent, un passant vous abordera et vous dira avec un sourire discret et son accent totalement inimitable : Excusez-moi, mademoiselle, mais je crois bien que vous avez perdu quelque chose. Et il vous fixe avec une belle insistance, jusqu’à ce que vous ayez récupéré votre petite bouse et il peut même pousser l’amabilité jusqu’à vous indiquer la poubelle la plus proche, laquelle est souvent, effectivement, très proche.
Il est certain que la douille pour balançage de papiers au sol coûte un œil en Suisse, mais ce n’est pas la crainte de l’amende qui pousse les gens à agir, c’est le regard des autres.

Ado, je suis allée en séjour linguistique en Allemagne, en Bavière pour être précise, c’est à dire au pays de Sissi Impératrice. Nous venions en troupeau de Françaises et notre comportement nous désignait comme telles aux yeux de tous les habitants du bled.
Le premier jour, nous sommes parties en reconnaissance en ville. C’était un jour férié. une journée très calme, avec peu de circulation, que ce soit piétonne ou automobile. Nous arrivons à un passage piéton. Le bonhomme est rouge. 2, 3 Allemands attendent sur le bord du trottoir, tranquillement. Nous arrivons parmi eux. Un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche : la rue est déserte, à perte de vue. Nous traversons. C’est en arrivant sur le trottoir d’en face que nous toisons l’air ébahi des autres piétons. Même si le bonhomme était resté rouge toute la journée, il y a fort à parier que jamais, au grand jamais, ils n’auraient tenté une traversée à l’arrachée!

Le soir, j’en parle à mon prof d’Allemand, m’étonnant de la discipline des Germaniques.

En fait, c’est plus subtil que cela. Rien n’est vraiment explicite dans les comportements sociaux des Allemands. Ce qui compte, c’est le regard des autres. Tu as remarqué que passé 22h00, il n’y a plus de jeunes dans la rue. Il existe une sorte de couvre-feu pour les mineurs. Si les policiers trouvent un jeune dans la rue, la nuit, ils ne l’amènent pas au poste, ils le ramènent à la maison. Là, ils ne collent pas d’amende aux parents, rien, ils se contentent de prendre leur temps, de discuter avec les parents, un bon quart d’heure, et ils repartent tranquillement. Le seul truc, c’est qu’ils laissent leur girophare bleu tourner tout ce temps. Tu as remarqué qu’il n’y a pas de volets aux fenêtres en Allemagne, alors, la nuit, un gyrophare bleu, ça réveille tout le monde, aussi sûrement qu’une sirène. Tous les voisins du gamin savent que le moufflet a été ramené tard dans la nuit par les flics. Et pendant plusieurs jours, les parents vont se retrouver confrontés à l’insistance bienveillante de leurs voisins, à leurs remarques, qui sont ici, un contrôle social très fort.

Responsabilité individuelle

Nulle règle de vie en société ne fonctionne vraiment tant qu’elle n’a pas été intériorisée par ceux auxquels elle s’impose. La peur du gendarme s’y change rien. Il faut que l’ensemble de la population trouve normale une règle pour s’y soumettre volontairement. L’adhésion volontaire est la clé de voûte du comportement social. Cette intériorisation des règles qui régissent le vivre-ensemble cher à Hannah Arendt fonctionne dans les deux sens. C’est ainsi que la violence ou le brigandage peuvent être collectivement accepté comme mode de vie normal, y compris par ses victimes. Le secret du succès d’une régle de société, c’est l’adhésion réelle de ceux qui y sont soumis, la coercition n’y change rien.

Par contre, le comportement du corps social influe sur les comportements individuels, y compris en l’absence de règle écrite.

Nous vivons dans un quartier de retraités. Lesquels soignent avec amour leur jardin, et ce d’autant plus qu’ils jouissent d’un temps libre illimité. Il est remarquable que les pelouses tendent à toutes avoir la même hauteur de gazon, en même temps. Lorsque la première tondeuse pétarade dans le petit matin frais d’un dimanche ensoleillé, c’est souvent le signal de départ du concert des tondeuses du coin. Et le fait de laisser sa propre pelouse prendre un air de savane nous expose au regard torve et lourd de reproches des voisins. Leur pouvoir normatif est en marche. Dernièrement, nous avons même appris qu’ils menaient une fronde larvée contre notre végétation : Vous ne vous rendez pas compte, il y a bien trop d’arbres chez, vous. Il y a trop de choses, il faut couper tout ça!.
Trop d’arbres par rapport à quoi? A leur norme auto-élaborée. Ce qui nous sauve encore, c’est qu’aucun d’entre eux ne se sent investi du rôle de porte-parole du groupe.

Dans le cas de la discipline toute germanique du ramassage des papiers dans la rue ou du respect du bonhomme rouge ou du couvre-feu, ce qui fait toute l’efficacité du contrôle social, c’est que chaque personne, individuellement, se sent impliquée dans le respect de la règle, fusse-t-elle implicite. C’est pour cela que n’importe quel citoyen suisse se permettra de vous faire remarquer civilement que vous êtes un gros porc indigne de fouler le sol de la patrie de Luther. Et c’est à cause de cette implication de chacun dans l’oeuvre de tous qu’il n’est pas possible de faire le goujat dans la confédération helvétique sans être immanquablement ramené à l’ordre.

Tous pour un

Pour aller en Allemagne, nous avons traversé la Suisse et l’Autriche. À l’approche de la frontière austro-suisse, le chauffeur de bus nous avait demandé de bien vouloir ranger nos appareils photos, car nous entrions dans la zone stratégique de défense suisse. Nous nous sommes bien sûr collés aux vitres pour voir cette chose étrange. Il s’agissait d’une bande gazon soigneusement tondu de 200 ou 300 mètres de large, au milieu de laquelle s’étirait un tortillon de fil de fer barbelé de peut-être un mêtre de diamètre. Consternation amusée dans les banquettes.

Ne rigolez pas! Ce système de défense a déjà fait ses preuves, car, à ce jour, nul pays n’a jamais envahi la Suisse!

Bien sûr, on peut toujours penser qu’un système bancaire mondialisé peu regardant sur la provenance des fonds engrangés en son sein est une bien meilleure garantie de paix que l’inénarable système de défense suisse. Mais d’un autre côté, il est bon de savoir que l’armée suisse, c’est sa population. Chaque citoyen est une sorte de réserviste permanent et possède dans un coin de sa maison, son kit du petit Suisse combattant. Cela peut sembler drôle à première vue, mais repensez à la bataille de Mogadiscio en 1993, et imaginez le calvaire que cela peut-être de devoir envahir un pays où, dans chaque maison, il y a un combattant qui se sent individuellement responsable de la défense de sa patrie.

C’est cette conscience individuelle de l’impact sur l’ensemble de la collectivité que peut avoir chaque acte, chaque comportement, qui, à mon sens, fait toute la différence entre l’incompréhensible discipline des Suisses ou des Allemands et ce que l’on appelle notre côté latin, autrement dit notre total je-m’en-foutisme!
Et c’est peut-être cela que nous avons perdu, encore plus sûrement qu’un papier gras sur un trottoir de Genève.

22 Commentaires

  1. Remarquable analyse.

    Sur le web, cette distinction je-m’en-foutiste / garant-de-la-société n’est pas aussi évidente. Les blogs sont ces fenêtres sans volet et les commentaires sont tous les regards. Lorsque des fautes sont commises, les commentateurs et trackbackeurs n’hésitent pas à rappeler à l’ordre.

    Il est finalement étrange que les blogs ait pu prendre en Italie, en France… A moins que nous devenions plus saxons que latins? On ne peut retrouver que quelque chose qu’on a perdu…

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  2. Votre note est marrante, mais, surtout en matière militaire, vous allez un peu vite en besogne, dirais-je. Me conformant ainsi à un autre cliché sur les suisses (on n’en sort pas).

    Je vais de ce pas panosser ma cuisine et je vous souhaite un bon appétit pour votre camembert-baguette du samedi.

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  3. Pour être totalement honnête, en ce moment, après un gros passage Conté et Bethmale, je reviens aux sources avec le camembert, avec une nette prédilection pour le Coeur de Lion.

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  4. Il est dommage de ne se conduire correctement dans les espaces publics que par peur du gendarme ou par crainte du regard des "autres" ! De plus, on peut se demander si "les autres" ont toujours et systématiquement raison… Sans individualisme forcené, je ne me reconnais pas dans des diktat "de masse". Et je cultive mon jardin quand et comme je veux…

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  5. finlement le papier (gras?) s’est posé maladroitement sur le deuxième e de déchets qui n’en demandait pas tant !

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  6. Merci à tous ceux qui tentent de maintenir mon orthographe dans les limites de l’acceptable 😉

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  7. Je ne suis pas d’accord avec la fin de ton argumentaire.

    D’abord le regard des autres, c’est souvent la violence. Les femmes le savent bien, avec la tyrannie de l’apparence qu’elles subissent! Et quand le regard des autres porte sur votre comportement, ca commence généralement à devenir odieux.

    Bien évidemment y a des situations ou on aimerait que les gens se sentent responsables de ce qui se passe directement autour d’eux (quand un sdf se fait tabasser par un flic ou qu’un imbécile envoit son mégot par terre) mais y a une différence entre "se sentir responsable pas seulement de soi" et "aller emmerder son voisin et juger sa vie parce que les flics lui ramènent son gamin".

    Moi si un voisin s’avisait de me faire des remarques sur mon fils (imaginaire) parce que celui-ci rentre à 22h, je lui collerai mon poing dans la gueule. Faut pas déconner, y a une raison pour laquelle on habite plus dans ces petits villages étouffants ou le poids de la norme et de la bienséance sociale vous bouffaient tout cru.

    Alors on peut souhaiter avoir des citoyen-e-s plus concerné, plus critique, moins égoistes, mais de grace, n’apellons pas de nos voeux la révérence pour la discipline, les courbettes devant la norme sociale, qui ont fait tant de dégats depuis si longtemps.

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  8. Grandioses les clichés sur les suisses !

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  9. Effectivement, j’aurais pu parler du Parfait, du Cailler, de la place Mollard ou de la Maison de Bible, mais c’est déjà fait.
    Ceci dit, il y a aussi le tirage entre cantons, le droit de vote des femmes ou les inégalités sociales…
    Et encore tout plein de choses

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  10. ce regard public "suisse" n’est pas une exclusivité. je l’ai rencontré aussi en Finlande, aux Pays-Bas, en Flandre. Peut-être de Lille à Liège en passant Tournai, Mons et Bruxelles, y a-t-il une ligne de partage de l’Europe? Il est vrai je me sens mieux au sud de cette ligne. Mais vit-on plus mal au nord (ou à l’est) de celle-ci ? Je ne sais mais moi, je crois que je ne supporterais pas longtemps d’y vivre.

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  11. Comme la langue d’Esope, le regard des voisins est la meilleure et la pire des choses.

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  12. Il y a aussi pas mal d’endroits en France où le contrôle social est légèrement pesant. Des endroits où on vous fait sentir rapidement comment "on se comporte".

    Par exemple, l’exubérance marseillaise est assez exotique en Bretagne, si vous voyez ce que je veux dire.

    Beaucoup de non-dits, des comportements que chacun pratique sans même s’en rendre compte, et qu’une personne arrivant de l’extérieur a du mal à saisir.

    Un vieux fonds de mentalité rurale, sans doute. Et surtout : la nécessité de composer avec l’autre quand on vit dans un monde clos.

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  13. "Ce qu’il y a d’ennuyeux, avec la morale, c’est que c’est toujours la morale des autres" . Léo Ferré

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  14. Drôle….l’analyse ! Si les citoyens du monde entier, en particuliers les industriels de tout poil, notre planète ne serait pas en sursit, non ?

    Moi, quand j’ai souci de faire des fottes d’hortographes dans mon blog, je fais un copier/coller dans Word et fait l’analyse ortho….. CQFD

    A bientôt

    Erin de Suisse

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  15. Je préfère apprendre de mes fautes que de laisser faire un correcteur automatique ;-). De toute manière, j’ai OpenOffice, pas Word. Et puis, en général, j’essaie de faire des phrases complètes, c’est plus pratique pour la compréhension. 😀

    Et si la conscience de soi commençait par le respect des autres?

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  16. Dans une veine similaire ("pression sociale"), une amie vivant en Allemagne m’a expliqué qu’il est très courant que les femmes s’arretent de travailler plusieurs années quand elles ont un enfant. Et que l’ "on" ne manque pas de lui faire comprendre qu’elle est une mauvaise mère si elle envoie son gosse à la crêche avant trois ans. Voila pourquoi il y a une proportion importante de femmes sans enfant chez les cadres, celles-ci ayant du choisir leur carrière au dépend de leur famille. Autre "détail" assez ironique: il est bien entendu difficile de trouver une crêche, meme quand on est prêt à risquer de passer pour une "mauvaise mère"…

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  17. Oui, on appelle ces "mères indignes" des corbeaux, parce qu’elles "abandonnent" leur enfant. Le tryptique Kinder, Kirsche, Küche a laissé des impreintes derrière lui. Et l’idée que la petite enfance est le domaine exclusif des mères implique leur faible taux d’activité ainsi que la faiblesse des investissements dans l’accueil de la petite enfance.
    Le choc culturel s’est fait avec l’ouverture à l’Est, et son collectivisme teinté de productivisme. Là, au contraire, une profusion d’offre de garde collective et bien sûr, une pression sociale forte pour laisser les nains à la crêche pendant que maman court servir l’idéal communiste. Dans les deux cas de figure, pas de choix, juste une contrainte.
    L’Allemagne, c’est aussi le pays qui a la natalité la plus déclinante. Mais faudrait une révolution culturelle pour qu’ils établissent des relations de cause à effet!

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  18. Je vais encore citer Brassens qui disait: "Je marche toujours sur les passages cloutés pour que jamais un flic ne m’adresse la parole". Implicitement ça veut dire que la répression est inutile dans une société (parfaite) où chacun ce comporterait de manière responsable. On peut toujours rêver…

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  19. "la patrie de Luther" ? N’est-ce pas plutôt celle de Calvin ?

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  20. La lecture de Michel Foucault s’avère toujours d’actualité, la loi s’inscrit dans les corps et les esprits par la militarisation obligée de l’éducation, l’autocensure et la morale prenant ensuite le relais dans la guerre silencieuse de tous contre chacun.

    La vie (immanence) s’accomodera toujours très mal de la perfection (transcendance) pour résister à sa manière dans le chaos des pulsions. Continuons à rêver en effet…

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  21. je suis un faux-vrai suisse, et je peux vous assurer que dans certains endroit de notre pays, la saleté egale largement a celle que l’on pourrait trouver dans un pays dit du tiers monde…..

    ayant vecu presque toute ma vie au Pérou, je tiens a vous dire que ça fait du bien (comme même) se prommener dans nos rues propres…

    Réponse
  22. Je decouvre ces pages – c’est très amusant. Juste une remarque: la Suisse n’est pas la patrie de Luther. Là, vous confondez avec Calvin et Zwingli.

    Pour le reste: bonne continuation. Je pense je vais souvent revenir sur ce site.

    Réponse

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