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Les petites entreprises de la crise

Par Agnès Maillard
3 juin 2005

L’année 2004 a vu 225 000 créations d’entreprises, soit une hausse de 13% sur un an!
Pas de quoi pavoiser, si l’on comprend qu’il s’agit là d’un effet direct d’une conjoncture économique très défavorable, et que cette forte augmentation s’explique par un fort taux de chômage, ce qui pousse les personnes ne parvenant pas à retrouver un emploi à tenter de créer leur propre activité, souvent sans en avoir les moyens.

Le marché du travail, c’est deux camps aux intérêts diamétralement opposés qui se regardent en chien de faïence par-dessus le no man’s land du chômage :

  • D’un côté, les salariés, qui n’ont que leurs compétences à monnayer pour trouver de quoi vivre dignement et qui cherchent logiquement un contrat leur garantissant revenus suffisants et stabilité.
  • De l’autre, les employeurs, qui gèrent la masse salariale comme les stocks de produits, en flux tendu, avec l’idée d’acheter le moins cher possible la force de travail nécessaire juste à temps et uniquement pour le temps de l’activité.

Vu comme ça, on comprend vite de quel côté penche la balance. L’employé jetable contre le principe de carrière. Et ce qui met tout le monde d’accord : le chômage de masse.

Si encore le champ de l’indemnisation du chômage n’était pas aussi restrictif[1], on pourrait admettre qu’il ne serait alors pas trop désavantageux d’accepter de passer de contrats courts en contrats express, dès lors qu’on est récupéré par les mailles du filet du chômage, le salarié ne supportant pas alors tout le risque que l’inactivité. Mais il n’en est rien : plus vous êtes précaires, soumis aux emplois jetables, et moins le chômage vous prend en charge.

Du coup, tant qu’à vivre comme un oiseau sur la branche, pourquoi n’être pas son propre patron?

Car tout le paradoxe du marché du travail est là : le travail, le besoin en main d’œuvre existe, mais personne ne veut en payer le prix. Pourquoi payer un salarié à l’année quand on peut juste acheter la prestation dont on a besoin, au coup par coup? Et pourquoi ne pas transformer les intérimaires en prestataires de service, s’affranchissant ainsi définitivement des contraintes du droit de travail et de la protection sociale?

Le parcours du combattant

Pour répondre à la demande de travail dérégulé et ponctuel, le chômeur a deux solutions : le travail au noir ou créer son entreprise.
La tentation est forte d’opter pour la première solution, et dans certains secteurs d’activité, ce non-statut permet de bénéficier d’une activité quasiment à plein temps et rémunératrice. Bien sûr, il faut faire abstraction des inconvénients, comme l’absence de couverture sociale en cas de maladie ou d’accident du travail, l’absence de garanties dues à l’absence de contrat et la peur du fisc…

Reste donc le choix de la légalité : la création d’entreprise, qui est une jungle sans nom, une démarche loin d’être simple ou évidente, mais surtout, qui s’avère probablement être un business encore plus juteux que celui du chômage, comme en témoigne le nombre d’officines spécialisées dans ce domaine.

Définition de l’activité, du marché, de la clientèle, du service, de la prospection, calcul de la trésorerie, fond de roulement, plan de financement, amortissement, choix des statuts juridique et fiscal, démarches administratives à faire dans un certain ordre sous peine de disqualification[2]. Bref, ce n’est pas une mince affaire, c’est plutôt une course d’obstacles dans laquelle je me suis lancée.

En gros, je ne saurais trop vous conseiller, si vous vous résignez à vous lancer dans l’aventure, d’aller sur l’excellent site de l’Agence Pour la Création d’Entreprise, site sur lequel vous pouvez ouvrir votre propre dossier afin de suivre pas à pas toutes les étapes nécessaires pour réussir vaguement à ne pas trop se planter. Conseils, carnet d’adresses, formulaires, outils, fiches explicatives, l’APCE est quasi exhaustive dans ses informations. Mais vous devrez aussi avoir affaire à des officines spécialisées pour des conseils "plus personnalisés", parait-il, comme les boutiques de gestion ARTE[3] ou les coopératives d’activité, si vous n’avez pas de fonds propres et pas envie du tout de vous jeter dans le vide sans élastique.

C’est donc ainsi que je me suis retrouvée à une réunion d’information d’une coopérative d’activité.

Nous étions 5. Moi, avec mon projet bien avancé, mais pas un kopek pour démarrer et la boutique de gestion qui exige que je m’endette de 3000 € pour commencer, mon fond de roulement. Problème, je suis allergique au crédit[4].
Un anglais, installé depuis un an dans la région, ancien prof de fac, qui a besoin d’argent et voudrait bien donner des cours d’anglais, comme ça, et légaliser son activité de sous-traitant de veille stratégique et concurrentielle sur le Net.
Une fille qui vend des sandwiches l’été aux touristes. Avant, elle bossait pour celui qui avait le camion, mais il part à la retraite. Il lui donne le matériel, mais elle doit créer l’affaire. Elle travaille en ce moment, pas le choix, c’est la pleine saison, mais c’est le flou total, elle n’arrive pas légaliser son activité, trop compliqué.
Un homme vers la cinquantaine, au RMI après 3 ans de CES de jardinier dans une petite commune :

  • C’est l’assistante sociale qui m’envoie
  • Vous voulez faire quoi?
  • Ben, espaces verts
  • C’est à dire?
  • Tondre la pelouse, tailler les haies, chez les gens.
  • Vous avez votre propre matériel?
  • Ben, non
  • Ca va être difficile. Vous savez à quel prix vous comptez travailler?
  • Bo, je sais pas, 5, 10 €/heure.
  • Mais ce n’est pas possible : il vous faut payer vos propres cotisations sociales, votre assurance, c’est au moins 15 € de l’heure qu’il faudrait, et le problème, c’est que les gens ne sont pas prêts à payer ce prix pour du jardinage. Essayez les chèques emplois services.

Une femme, 55 ans, au RMI, c’est aussi l’assistante sociale qui l’envoie :

  • C’est pour les animaux
  • C’est à dire?
  • Je garde les animaux des curistes, l’été, je les sors, je les soigne.
  • C’est un peu le même problème que le monsieur d’avant, c’est un service que personne n’est prêt à payer au prix du marché. Voyez avec les chèques emplois services, mais ça va être dur de vivre avec ça.

Des poor jobs! C’est ce que j’ai vu à cette réunion. Des gens en marge du monde du salariat. Qui ont envie de légaliser le petit boulot au black qui les fait à peine survivre. Ils sont au bout de tout. Alors, les assistantes sociales les envoient dans des sessions de création d’entreprises. Pour qu’ils se lancent eux-mêmes et sans filet dans les petits boulots que l’on appelaient d’étudiants il n’y a pas si longtemps, qu’ils sortent des stats, de la régulation.

Sur ce, l’animateur de la réunion ferme sa serviette et nous annonce que l’été arrivant, la coopérative n’inscrit plus personne pour cause de vacances. On est le premier juin, j’ai demandé un RDV début mai. Il faut attendre septembre.

  • Mais on fait quoi, nous, pendant ce temps? demande la fille aux sandwiches, c’est maintenant la pleine saison!
  • Ben, comme on a fait jusqu’à présent, on continue au black, rétorque la femme aux chiens.

Pour ma part, je suis en fin de droit en juillet. Mais l’été rend tout tellement plus supportable, parait-il!
En tout cas, pour une association qui prétend aider les chômeurs à créer leur activité, je les trouve bien peu adaptés. Je pense qu’il s’agit là de mon dernier contact avec eux.

Tous patrons!

J’imagine bien les serveuses de café free-lance, les balayeurs-entrepreneurs, les caissières-consultantes, les forces vives du Mac-job, ils sont le prolongement logique du salarié au sifflet. Nous vivons des temps merveilleux où tout le monde va devenir patron, où nous serons tous des forces vives de la France.

Une chose me réjouie profondément : on va tous pouvoir adhérer au MEDEF! Ca va mettre un peu d’ambiance!

Notes

[1] Il faut avoir cotisé de plus en plus longtemps pour une indemnisation plus limitée dans le temps, ce qui, de fait, exclu plus de la moitié des chômeurs du champ de l’indemnisation Assedic. Voilà un sérieux frein à l’emploi auquel de Villepin pourrait s’intéresser!

[2] Ainsi, les chômeurs désirant créer leur propre entreprise peuvent bénéficier d’une exonération totale ou partielle des cotisations sociales la première année. Il leur faut constituer un dossier ACCRE qui doit IMPÉRATIVEMENT être déposé AVANT TOUTE AUTRE DÉMARCHE. Sinon, c’est dans l’os!

[3] Aucun lien avec la chaîne de TV du même nom!

[4] Il faut savoir que les subventions d’aide à la création d’entreprise pour les chômeurs, qui permettaient justement de s’équiper ou d’avoir un fond de roulement pour démarrer ont été pratiquement toutes supprimées dans la plus grande discrétion pendant l’été 2004, sous prétexte de décentralisation. Quelques régions ont maintenu des subsides, c’est au cas par cas, un peu à la gueule du client. En tout cas, dans mon coin, il n’y a plus rien!

7 Commentaires

  1. Vive le monde de la libre entreprise dans un monde de concurrence libre et non faussée. Non à 54,67%

    Réponse
  2. Salut Agnès,

    Je voudrais faire part de mon expérience en Asie pour ce sujet très particulier.

    La vie est ici (Singapour mais on peut étendre ça à différents pays autour à en juger par mes voyages) évidemment très différente: – pas d’indemnités chômage, point final. Le concept n’existe pas. Les gens ici imaginent que les francais vivent quasiment des années avec les aides publiques, ce que je démens tout en pensant aux copains qui l’ont fait et le font encore….)… – dans des pays comme la Thailande ou Singapour, les plus « actifs » et riches (je ne dis pas « développes », concept stupide), la question n’est pas à l’ordre du jour…

    D’une certaine façon, personne n’est au chômage parce que personne ne peut se l’offrir. Il existe des gens qui ne travaillent pas ou peu mais ce sont strictement des choix personnels (tel ce copain qui à cinquante ans estime qu’il est temps de penser a lui).

    Le fait d’exercer un petit boulot n’est en rien une indignité. Personne ne vous jugera. Tout le monde aura conscience de votre place dans l’échelle des richesses mais personne ne vous méprisera pour ça. Vous serez juste considéré comme malchanceux, feignant ou un peu con. Et c’est votre problème. A vous de le régler.

    Les règles pour monter un petit boulot sont simplissimes. Embaucher, débaucher et réembaucher sont le lot quotidien.

    D’un certain pont de vue, toulemonde se voit comme son propre patron ou plutôt comme le responsable de son destin puisque de toute façon, personne ne vous aidera.

    Vous savez quoi? La douleur existe ici. Il n’est pas rare de travailler 12 heures et plus. Survivre et mieux vivre est une véritable entreprise. Et malgré tout ils ont le sourire… (car ne pas sourire, se plaindre ou râler semblent le signe que vous allez mal et dans ce cas vous êtes effectivement à plaindre, sauf que personne n’a le temps de vous plaindre, affaire suivante).

    Ca intime un certain respect et je trouve la situation en France un peu dingue.

    Je ne dis pas que c’est le système idéal (d’un point de vue politique, écologique on touche parfois le fond). Mais sans parler de capitalisme ou de son inverse ou de son alternative, juste une question: pourquoi le travail est-il si cher en France ? Pourquoi donner du boulot en France est-il si compliqué ? Pourquoi on ne laisse pas mille petits boulots se monter ? Pourquoi on n’apprend pas aux gens à se considérer dès le départ comme leurs propres patrons ?

    (Sans doute parce qu’il était plus intéressant d’aliéner le prolétariat par l’ignorance et la déqualification, l’exode rural au 20ième siècle s’est accompagné d’une véritable guerre aux qualifications populaires, aux savoirs traditionnels, etc, long sujet).

    Ok, les petits boulots c’est pas le pied. Rien foutre non plus. Dépendre non plus (il y a des gens que la dépendance détruit). Glander non plus.

    ET pour finir, cette phrase entendue je sais plus où:  » je suis mon propre patron comme ça je suis sûr de ne pas me virer ».

    Bien à vous.

    Léon.

    Réponse
  3. Merci de ce temoignage sur les ‘visions’ ubuesques des gouvernants qui voient en chaque chomeur un futur patron. tu as bien demontrer par l’exemple l’ineptie du plan borloo sur des emplois que personne ne veut payer plus de dix euros de l’heure.

    Par contre, je ne pense pas que tous les patrons aimeraient transformer leurs salaries en freelance (je l’ai ete dans l’informatique,et il y a eu gros degraissage dans la periode de crise de 2001-2003), et surtout dans mon metier, il est bon d’avoir des petits salaries corveables et moins cher que des independants.

    Ce qui me confirme dans mon idee du fantasme des elites(nomenklatura ?) sur les petits emplois-patrons.

    Merci encore.

    Réponse
  4. Votre témoignage est très instructif. j’ai pal mal réfléchi sur ce sujet moi même. Il faut savoir que, contrairement à ce que l’on entend souvent, il y a plus de salariés aux Etats-unis, pays senscé être celui de la libre entreprise et du « do it yourself », qu’en france. Et donc plus d’entreprises en France. Proportionnelement au nombres d’habitants, bien sur. En fait, certains économistes pensent qu’il y a trop de petites entreprise. Insufisament riche pour investir dans la recherche et le développement de nouveaux produits. Ce qui est un gros désavantage vis a vis des multinationnales américaines. Ca remet en cause pas mal d’idées reçu je pense. De plus les aides à la création d’entreprise, appellées mesures « baraque à frites », coûtent une fortune par emploi créé. Bien plus par exemple que les 35 heures…Et se sont souvent des emplois peu qualifiés.

    Réponse
  5. Le meilleur des mondes en route… Pas mécontent de ne plus faire partie (involontairement) de ce « goulag libéral« 

    Réponse
  6. Le salaire dépend du niveau de vie. A Paris, les salaires sont plus élevés parce que tout est plus cher pour vivre. En particulier les loyers. Les loyers, véritable rente pour les propriétaires, ne cessent d’augmenter, sans augmentation correspondante des salaires. Tant pis pour ceux qui n’ont pas les moyens de mettre un smic pour un F3 en ville… Ils n’ont qu’à aller vivre en banlieue, ou mieux, à la campagne. Et on se retrouve à devoir faire chaque jour 50 ou 100km pour aller travailler en ville… parce que le travail se trouve en ville.

    Tout cela pour dire que les rentiers sont les rois comme au XIXè… Ils ne foutent rien, mais touchent toujours plus.

    Réponse
  7. A mon avis on t’a vendu la soupe du pays. On m’a fait le même coup en Angleterre…J’enrage encore d’avoir écouté des anneries pareilles! Quand j’ai mis les pieds dans un hôpital publique j’ai compris à quel point leur fameux discours sur la libre entreprise (chacun est son propre patron tarlalalilère) et le bonheur des gens qui travaillent douze heures par jour pour bouffer des chips et vivre dans une chambre de bonne toute leur vie, faute moyens supplémentaires étaient fumeux, fallacieux et honteux.

    Pour revenir sur la salle commune du 19ème siècle qu’ils appellent pompeusement « hôpital » , tu vois bien avec tes jolis yeux que les salariés ont une vie de m…….et qu’ils meurent en plus dans des conditions tellement détestables qu’on peut toujours venir te parler de leur bonheur de vivre aprés ça, ça te passe au-dessus. Je préfère mon pays ( même s’il y a quelques glandeurs, il sont toujours moins nombreux que les familles qui ont besoin d’aides et que l’on ne voit pas mendier dans les rues ouf!) à toutes les légendes du monde.

    D’autre part n’oublie pas une chose, les capitalistes, libéraux et autres rats du commerce ont pour fâcheuse habitude de prendre les gens pour des ânes et les jeunes qui voyagent pour des imbéciles…(sauf mon respect bien entendu!)

    Va faire un tour dans les banlieux de la ville et écoute un peu le récit réel et non pas imaginaire de ceux qui vivent au quotidien l’exploitation éhontée et le manque de tout et dis toi que face au prochain qui te sortira son discours de pôche sur le libéralisme et l’exploitation des plus faibles, tu seras un peu plus fort et un peu moins naif…

    Je ne sais pas si tu imagines ce que c’est que de voir une grand mère de 60-70 ans travailler au supermarché pour payer ces soins contre le cancer…

    Ca existe dans tout le monde anglo-saxon et c’est plutôt banal…alors leur cinéma, ben franchement je le trouve plutôt sinistre cela d’autant que cette grand-mère n’était certainement pas une fainéante sinon elle serait morte avant… de froid ou de faim.

    Alors bon…Think about, just try!

    PS: figure-toi que je n’en rajoute même pas, c’est parfois bien pire que cela!

    
    Réponse				

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