Raymond Boudon – le père de l’individualisme méthodologique – avait bien avancé dans sa réflexion quand j’arrivais à son séminaire de sociologie au mitan des années 90. Lors de sa leçon inaugurale, il pose le principe que les règles de la société ne s’imposent pas à l’individu, c’est l’individu qui les incorpore en fonction de ses besoins. Il souligna son propos avec l’exemple du Code de la route : les gens ne respectent pas le Code de la route par peur du gendarme, mais bien parce qu’ils considèrent que respecter ces règles est plus avantageux pour eux que de ne pas le faire.
Par exemple, si les gens s’arrêtent au feu rouge, ce n’est pas parce qu’il ont peur de la contravention s’ils continuent, mais bien parce qu’ils ont intériorisé que c’est plus dangereux pour eux d’ignorer la règle que de la suivre : ils agissent donc en toute rationalité.
J’avais déboulé dans ce think tank de l’aile droite de la sociologie française en parfaite ignorance de l’incompatibilité profonde qu’il y avait entre sa pensée et celle de Bourdieu, son ennemi préféré, et j’ai seulement continué a dérouler ma pelote conceptuelle, déjà bien imprégnée de la pensée bourdieusienne qui régnait en maitre à l’époque dans les sciences sociales.
Empiriquement, j’étais bien d’accord avec le fait que ce n’est pas la peur du gendarme qui est le ciment de la cohésion sociale et par là même le fondement de notre vie en société, mais de la même manière, il était tout aussi impensable pour moi que la civilisation naisse de la somme des égoïsmes, fussent-ils tous parfaitement rationnels et informés. Ne serait-ce que parce que nous ne pouvons pas être des agents rationnels chaque heure du jour et de la nuit, nous perdant dans des arbitrages sans fin sur le bienfondé de telle ou telle règle commune pour décider de nos actions.
En gros, mon propos était que nous arbitrons le plus souvent sur la base d’informations parcellaires, tronquées et d’émotions mal comprises et nous intériorisons alors la tendance décisionnelle que nous avons vaguement construite à l’usage en un habitus plus ou moins conscient auquel nous obéissons sans plus de réflexion que cela, jusqu’à ce que de nouveaux faits remettent en question ce comportement et nous repoussent à la nécessaire introspection qui aboutira à une nouvelle façon d’intérioriser la règle commune.
Étonnement, le professeur Boudon a bien aimé cette fusion acrobatique entre deux paradigmes à priori inconciliables et m’a gratifiée d’une note qui m’a permis de continuer un temps mon petit cursus universitaire.
travaux pratiques
Me voilà donc 30 ans plus tard juste avant l’heure de pointe tarbaise à la pire intersection de l’agglomération tarbaise.

Il pleut, on est pressés parce que notre retour est attendu et on sait qu’à cause de la complexité de la circulation, le feu rouge est ici particulièrement long et qu’il faut se précipiter dès que le vert apparait, sous peine de passer son tour pendant un autre long moment.
Ah, quand même, c’est particulièrement long, aujourd’hui…
— Bah oui, surtout que j’ai l’impression que les gus du boulevard sont déjà passés une première fois.
Comme j’ai regardé l’heure quand nous nous sommes arrêtés, je vois que cela fait déjà plus de 3 minutes qu’on attend.
Bon, là carrément, c’est le deuxième tour qu’on se fait ghoster.
D’un autre côté, nous sommes sur la voie qui va ensuite traverser la voie ferrée et comme ces machines sont bien faites, il arrive que ce feu nous bloque un tour de plus pour éviter qu’on ne crée un embouteillage au niveau des barrières automatiques.
Sauf qu’il y a aussi des voitures qui arrivent de l’avenue du passage à niveau, ce qui indique qu’il n’y a pas de TGV en approche.
À notre droite, l’autre véhicule de tête vient de craquer et s’enfonce dans la circulation dense du carrefour dans une sorte de rage erratique.
Cela fait précisément 6 minutes que le feu est rouge et on sent la pression du flot de véhicules dans notre dos.
La voiture suivante à droite s’avance, hésite, puis, nous regardant, s’arrête sur le sas vélo1. Ça commence à klaxonner et on approche des 10 minutes.
Il est à présent clair que ce feu ne repassera jamais au vert tout seul, de la même manière que les autres voies ne connaissent pas de créneau d’arrêt commun qui nous permettrait de passer au forcing quand même. Mais ça, les gus qui s’énervent derrière nous ne peuvent pas le voir.
Et on arrive là aux limites du système, quand on doit gérer une situation totalement imprévue qui s’enfonce irrémédiablement dans le chaos.
Oui, bonjour, nous sommes coincés à un feu de signalisation en panne en on ne sait pas quoi faire.
— Ici, c’est les pompiers, ce n’est pas de notre ressort.
— On appelle qui ?
— La police.
— C’est le 15 ?
— Non, c’est encore nous. Le 17.
— Merci, je libère la ligne.
Je n’ai jamais entendu parler d’un feu qui reste au rouge. En gros, si un feu de signalisation tombe en panne, soit il passe au orange clignotant, soit il s’éteint et alors on passe aux règles sans feu. Sauf que là, c’est seulement en panne pour nous, notre voie et pas le reste de l’intersection.
Étrangement, la berline un peu luxueuse à notre droite tient la ligne à nos côtés. Généralement, les riches ont tendance à penser que les règles, c’est pour les autres, surtout les prolos.
Oui, bonjour, je suis à Tarbes, coincée au carrefour de la mort qui tue depuis plus d’un quart d’heure…
— Oui, c’est bon on sait.
— Ah ! Et on fait quoi là ?
— Ben rien, vous attendez.
— Euh, en fait nous sommes la voiture de devant, ça fait un quart d’heure qu’on empêche tout le boulevard de passer et ça s’énerve très fort derrière nous.
— Vous ne bougez pas. On a prévenu les services techniques.
— … mais…
Fin de discussion. J’aurais bien aimé une indication du temps qu’il nous reste à marner dans notre jus de trouille ou qu’on nous rassure en nous envoyant un flic pour calmer le jeu.
J’enclenche les feux de position pour que le message soit plus clair pour tout le monde. On se décale légèrement sur la gauche. Si quelqu’un veut forcer le passage, il pourra.
Les minutes s’écoulent comme s’étirant de l’horizon d’un trou noir. On a prévenu la maison. Je ne suis pas certaine qu’on m’a crue. Ça n’arrive qu’à moi ce genre de connerie.
En fait, non, ça n’arrive pas plus qu’à d’autres, c’est juste ce qu’on a tendance à se dire dès qu’un truc sort de l’ordinaire.
Ce qui n’est pas faux.
D’un seul coup, on avance dans le carrefour. J’ai le temps d’apercevoir du coin de l’œil la pastille Valda qui nous a tellement manqué. Monsieur Monolecte a réagi au quart de tour, sans tambour ni trompette : il a vu vert, il s’est lancé.
On vient de passer 25 minutes en heure de pointe à bloquer l’un des gros boulevards de la ville.
Y a eu personne. S’il faut, c’est juste le gars devant son écran qui vient de se réveiller et d’appuyer sur le bouton.
On ne saura jamais.
On vient seulement de survivre à une expérience concrète de sociologie.
À un cheveu de la barbarie.
Ah bah bravo.
Moi, je serai passé.
Il m’est arrivé une fois de me retrouvé coincé dans un noeud, porte de Choisy, je crois. Description : un carré genre rond point, 4 arrivées 4 sorties les 4 files d’arrivée qui bloquent les 4 files de sortie. bloqué près d’une heure pour faire 30 m. et quand je suis arrivé (je ne sais pas trop comment) derrière les 3 rangs de voitures qui me barraient le passage pour aller sur le boulevard vide qui était de l’autre côté, je suis sorti de la voiture, j’ai été discuter avec les conducteurs des véhicules qui me barraient le passage, j’ai réussi à les convaincre de reculer et d’avancer un peu pour me laisser passer en leur précisant que le mieux à faire était de laisser passer un maximum de monde pour que le noeud se défasse… Je suis passé, j’ai regardé dans mon rétroviseur et j’ai vu les voitures qui m’avaient laissé passer reprendre leur position et bloquer de nouveau le passage.
Y’avait aussi des feux, tiens, mais vert/rouge/orange, plus personne n’en tenait compte.
En tout cas, j’ai appris deux choses lors de cette expérience
– Le bon sens n’est pas le commun des automobilistes (desserrer le noeud aurait servi tout le monde même ceux qui auraient joué le jeu d’attendre pour laisser passer les autres)
– Et quand on a besoin de la police, bah on la voit pas. pour le coup, quelques agents auraient eu top fait de régler le problème.