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La Grande Bellezza del nulla

Par Agnès Maillard
30 avril 2014

La décadence de Rome, plus grande que nature!

Cela faisait bien longtemps que nous n’avions pas pris le temps de nous arrêter sur un film. Et le temps — celui qui passe, indifférent à la frénésie des hommes et la vacuité de leur existence — est précisément la matière première de Paolo Sorrentino dans ce film qui a probablement été célébré pour de mauvaises raisons.

Le piège serait de s’abimer dans la contemplation de la photo magnifique du film et de n’y voir qu’un hommage artistique et inconditionnel à la beauté froide et architecturale de l’immense musée à ciel ouvert filmé avec la précision entomologique d’un guide touristique pour grands bourgeois, édité sur papier glacé. Parce que de Rome, nous ne verrons que des vestiges, des ruines, des palais grandioses et vides, et juste quelques instants fugaces de la beauté sublime et irréelle de tout petits moments vie réelle, comme des échos échappés d’une grande boite de verre nimbée de poussière.

Tout le reste n’est qu’un voyage sans fin et parfaitement creux dans la décadence d’un monde qui se regarde encore le nombril avec une grande complaisance dans le mépris absolu des contingences matérielles, même si celles-ci sous-tendent tout le propos du film, comme un tas de poussière que l’on a balayée sous le tapis.

Je suis comme un homme qui baille à un bal et qui ne rentre pas se coucher uniquement parce que sa calèche n’est pas encore là.
Lermontov, Un héros de notre temps

La grande bellezzaCe que le film montre et démontre, avec une lenteur calculée, c’est en fait toute la sordidité d’une classe sociale parasite qui noie son ennui et sa vacuité dans le bruit et les psychotropes, tout en tentant de maintenir un ordre des choses dont on sent qu’il est définitivement obsolète. Rome, l’éternelle ville décadente et figée dans son rôle de musée millénaire n’est qu’un décor qui souligne d’autant plus férocement la laideur humaine dans sa décrépitude et ses efforts dérisoires pour se perpétuer en l’absence même de matière ou même d’envie de vivre. Rome n’est qu’un décor tout comme la fête perpétuellement rejouée n’est qu’un simulacre de vie. Les fulgurances esthétiques d’une course d’enfants, d’un vol de flamands, d’un ciel embrasé ne parviennent pas à masquer l’obscénité d’un microcosme pourrissant et au bout de tous ses subterfuges.

La beauté est la mode. Les animateurs du festival de la chanson de Sanremo en avaient déjà fait ad nauseam le leitmotiv de leurs interventions. La bellezza par ci, la bellezza par là, entre deux refrains qui n’en étaient pas toujours la meilleure illustration. La « Grande Beauté » de Sorrentino semble promise aux mêmes usages abusifs, sans que personne ne semble vouloir se rendre compte que ce titre est à bien des égards un exemple d’antiphrase ironique. La beauté dont il est question ici est en grande partie disparue, engloutie par la vulgarité, le renoncement et le désenchantement des personnages.

via L’Italie rit de se voir dans le miroir de « La Grande Bellezza » | Campagne d’Italie.

La beauté du geste, celle du titre, c’est son usage antinomique, c’est cette volonté de trouver la petite fleur champêtre qui va s’entêter à pousser dans un océan de fumier. Les personnages sont des caricatures grimaçantes dont le masque effrayant est remodelé à prix d’or et intervalle régulier par un médecin à la Brazil. Il est amusant de lire les critiques au premier degré de ceux qui ont voulu voir là une ode à la beauté de Rome tout en trouvant quelque peu épais le trait qui décrit faune entourant le héros, ce vieux jeune homme de notre temps.

Jep Gambardella n’est pas le héros, il est le narrateur, il est l’auteur qui inscrit son grand œuvre dans son existence même en réussissant enfin à saisir l’essence du néant dans la frénésie et l’abrutissement. Il joue le jeu des mondanités tout en prenant bien soin de toujours faire un pas de côté, encore plus superficiel et évanescent que les pantins dont il raille la fatuité à l’occasion. C’est de cette beauté intrinsèque de l’oubli de soi — ce qui est consubstantiel de l’état même d’auteur — que le regard du narrateur se nourrit. L’oubli de soi, le dépassement de la matérialité, c’est aussi exactement la matière première brute dans laquelle est sculptée à grands traits grossiers et sans désir de plaire ou de travestir, la nonne sainte, pendant du non-héros, antithèse de tout le reste du film dans sa vieillesse sans fard et son regard usé.

Les racines, c’est tout !

C’est le remède au néant, c’est le début et la fin, ce qui nous maintient entre ciel et terre et nourrit réellement notre esprit. C’est dans ces racines-là que Jep trouvera enfin la matière pour mettre en œuvre ce livre sur le néant que Flaubert n’a pas su écrire et que Jep a vécu dans sa chair.

Au sein de cette coterie extravagante, grotesque, les personnages, qui n’en sont pas vraiment, sont les pions truculents d’un gigantesque carnaval et s’attachent à broyer le néant à coup de disco, de coke et de petit train. Jep Gambardella qui s’étourdit de ces soirées tout en gardant une distance de dandy moraliste dit à leur propos que ce sont « de beaux petits trains parce qu’ils ne vont nulle part ».

Joyeusement cynique et désabusé, Jep démythifie cette assemblée et la réduit à ce qu’elle est : un abysse de néant et donc une matière romanesque par excellence, dont Flaubert aurait tiré parti.

par Claire Micallef

Ma calèche finira bien par arriver et je ne suis guère pressée de quitter le bal de la grande comédie humaine du néant.

18 Commentaires

  1. « Ma calèche finira bien par arriver et je ne suis guère pressée de quitter le bal de la grande comédie humaine du néant. »

    L’usage du nihilisme pour ce qu’il est et non pour ce qu’il révèle m’a toujours parût une lâcheté tout juste teintée de vraissemblances qui n’en sont que pour ceux qui s’y adonnent complaisamment.

    Réponse
      • Je trouve oui que ton billet dithyramblique sur cet aspect de ce film est empreint de cette lâcheté propre au nihilisme, sans remède.

        Réponse
        • Le nihilisme, c’est celui de cette classe parasite et superflue et sa totale médiocrité. Ce n’est pas le nihilisme que j’applaudis, mais la capacité du réalisateur de le mettre en scène de manière aussi palpable. Ça, c’est vraiment impressionnant. Les occupations artificielles de ces gens grotesques suintent d’ennui et même temps tu trouves une jubilation extrême à voir tous ces roitelets totalement nus dans leurs habits imaginaires.
          J’adore les passages redondants sur les performances artistiques, avec tout ce snobisme imbécile si caractéristique d’une époque et d’une classe sociale.
          C’est très violent, très social, très engagé et pourtant, au début, tu as l’impression qu’on se fout un peu de ta gueule.

          Cette décrépitude, c’est celle de notre société.

          Quant à la référence au néant, c’est celui des êtres qui s’agitent et c’est cette quête de l’écrivain.

          Bon, après, je suis probablement nihiliste, non pas par adhésion, mais par défaut. Sauf que, la vie, c’est précisément cet ensemble de moments que nous parvenons, de manière éphémère, à arracher du néant. Ce néant qui nous cerne, mais dont nous sommes si diamétralement opposés.

          Réponse
          • « Ce néant qui nous cerne, mais dont nous sommes si diamétralement opposés. »

            Le néant nous habite et nous défini, il n’a ni à se combatttre, ni à se résigner, ainsi :

            Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
            Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
            Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
            Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

            Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
            Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
            Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
            Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

            Baudelaire – Le voyage

          • Je ne suis pas certain que la société actuelle soit plus décrépite que celles précédentes qui comportaient elles aussi une part de classes nanties et désœuvrées entre 2 guerres. Molière avec son Bourgeois gentilhomme avait décrit ce genre de cour. Il y a eu les orgies romaines aussi, plus récemment pendant l’entre 2 guerres Scott Fitzgerald donne un aperçu des désœuvrés fortunés.

            Le personnage du film cité fait penser à cette phrase de Montherlant :

            « Un grand esprit vole si haut qu’il ne fait de l’ombre sur personne. »

          • Bonjour Agnès.

            Très bel article inspiré une fois de plus. Mais qui se base sur une approche esthétique et sans doute un rien caricatural. Je verrais sans doute ce film pour être en mesure de pouvoir mieux en apprécier la portée nihiliste. Cependant que pour avoir fréquenté ces gens-là d’assez prêt dans une autre vie, je peux vous assurer qu’il doit s’agir là d’une partie de ses « parasites » et non pas de sa majorité. Ce qui ne réduit en rien les critiques fortes que l’on peut porter à leur encontre à plus d’un titre. Mais entre les parvenus qui se perdent dans la contemplation stérile de soi et les esthètes à l’ancienne qui nourrissent le culte historique de leurs ancêtres, il y a un gouffre. L’un n’empêche pas l’autre, me direz-vous et c’est sans doute vrai. Leurs points communs résident dans leur détachement réel ou apparent des contingences du commun. C’est mà toute la différences avec « nous ». La maîtrise du temps à soi que des personnes comme vous, moi et d’autres, à l’ouverture d’esprit bien charpentée sont en mesure d’apprécier à sa juste valeur, l’est également pour nombre d’entre eux, dépourvus ou non d’empathie. La grande différence se trouve dans cet élément du vécu. Pour résumer de manière un peu caricatural, l’immense majorité des gens ont sans doute beaucoup de mal à prendre la mesure de ce qu’ils ignorent et dont ils ne pourraient commencer d’en percevoir les effets, de manière bien dérisoire, qu’à l’orée de la retraite. C’est toute la différence qui existe entre la vie d’un rentier et celle d’un salarier, fût-il CSP+, d’ailleurs. Paradoxalement, c’est aussi sous cet angle de la maîtresse du temps à soi qui rapproche selon des modalités variables et des niveaux d’exigence et de plaisirs qui ne le sont pas moins, les chômeurs heureux et ce genre de phénomènes sociaux que sont les rentiers. À ce titre, je ne parle pas des parvenus qui s’annéantissent dans la vaine et complaisante contemplation de soi, mais de ceux à qui cents vies ne seraient pas suffisantes pour pleinement apprécier le plaisir de vivre par l’art, la nature et l’enrichissement mutuel porté par le questionnement du monde.

          • Bonjour,

            « Le nihilisme, c’est celui de cette classe parasite et superflue et sa totale médiocrité. »

            S’il se nichait seulement là…

          • Tout le monde focalise sur l’approche nihiliste du film alors qu’il s’agit de la quête personnelle de l’auteur qui le personnage principal du film : après un premier et unique livre sur la comédie humaine, il est en panne d’inspiration pour un livre sur le néant, alors même que sa sorte de démission de l’écriture s’avère être une immersion dans le néant de l’existence de la Jet-set. Nous voyons Rome et sa faune désœuvrée entièrement à travers le regard de Jep, un regard qui n’est pas aussi cynique qu’il aime le prétendre.

  2. Bruxellois, je suis et malgré leur proximité, je n’ai pas encore vu un vol de flamands (du reste ils me paraissent un peu lourd pour cette exercice) ni rose, ni d’une autre couleurs. 🙂

     » la sordidité », quel laid mot ! j’aurais écrit « le sordide », non ?

    Réponse
    • Je suis savant, j’ai lu le dictionnaire.

      A propose de « sordidité », le Littré cite Lamartine: « La chambre de la reine et des enfants offrait la même sordidité ».

      Larousse nous donne : Littéraire. Etat, caractère de ce qui est sordide.

      Si je comprend bien, la chambre de la reine est aussi sordide que celle des enfants, elle est dans le même état de « sordidité ».

      Réponse
  3. sans phare ou sans fard ? :))
    ou est-ce une référence à la calèche ? hu hu hu

    bob sérieusement cette fois : j’ai aimé ce film. non pour ce qu’il montre (quoique la scène de chant est inoubliable) mais parce qu’il donne à penser; terriblement comme tu le dis … il ne nous laisse pas en paix
    et ça c’est précieux.
    et il n’est pas univoque
    pour moi les deux conditions de l’oeuvre d’art …

    Réponse
    • Merci d’avoir relevé : elle est tellement énorme qu’elle a échappé à 5 relectures!

      Réponse
  4. Ce qui peut apparaitre comme du nihilisme est souvent l’art de marcher sans but sans rien chercher, mais de beaucoup trouver. Les aristocrates, péripatéticiens grecs ou moines scientifiques d’autrefois avaient ce « luxe » de la vacuité :

    « Your senses are sharpened. As a writer, I also use it as a form of problem solving. I’m far more likely to find a solution by going for a walk than sitting at my desk and ‘thinking’. »

    http://www.bbc.com/news/magazine-27186709

    Réponse
  5. La fête est finie. Triste artiste se projetant pour rien sur un mur. Triste artiste juvénile exploité et millionnaire. On ne joue plus. Nous ne sommes que mensonges. La dolce vita est finie. Tout cela n’est pas drôle. Rions.

    Réponse
    • Si, justement, la fête continue, mais elle tourne à vide, elle est triste et pathétique… En marchant dans les pas de Jep, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à la citation de Lermontov.

      Réponse
  6. Tu écris toujours aussi bien. Je comprends ton point de vue, moi aussi je vois toujours l’envers du décor. Difficile de regarder ou de participer à la comédie dans ces cas là. On danse toujours à contretemps un pied à coté du bonheur et l’autre dans la merde que l’on a pas dans les yeux.

    Réponse
  7. Belle critique digne de ce chef-d’oeuvre !

    Réponse

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