Hier soir, la gosse brûlait les planches.
Non pas qu’elle fût devenue pyromane dans un grand moment d’oisiveté quelque peu énervée. C’est juste que la petite devient grande tout doucement, ou brusquement, selon notre capacité à ne pas la lâcher du regard plus d’une poignée de secondes, le temps, pour elle, de changer de pointure et de continuer à défier le ciel comme un long bambou fou. J’ai gravé au fond de ma mémoire ce sentiment de totale impuissance quand il m’avait fallu lui changer sa couche toute seule, la première fois, en saisissant entre deux doigts seulement, tremblants de la peur de les pulvériser dans mon étreinte, ses deux petits pieds minuscules qui ponctuaient à peine l’extrémité de ses cannes de serin. Elle était tellement petite que je me sentais dérisoire et totalement incompétente, comme une grosse bête maladroite et démunie. J’avais fini par m’habituer à sa petitesse, à sa délicatesse à force de bigler sur elle de tout mon regard de myope lorsqu’un jour, un ami passa à la maison pour voir le nouveau-né. Pendant sa visite, il dut lui-même changer son nain, à peine âgé de deux ans et j’eus l’impression vertigineuse de contempler les fesses d’un géant qui agitait ses mains comme des battoirs menaçants. C’était pourtant un enfant fort raisonnablement proportionné pour son âge, mais il venait donner, une fois de plus, l’échelle de la fragilité de ma fille.
Elle était tellement petite qu’il m’aurait fallu une loupe pour lui couper les ongles. Un jour, plus tremblante encore qu’à l’accoutumée, j’embarquais un petit bout de barbaque tendre avec l’ongle de son gros orteil, le mal nommé. C’était étrange d’entendre à quel point une si petite chose pouvait hurler aussi fort. Je me serais coupé un bras que ça ne m’aurait pas autant tordu les tripes que ce long hurlement surpris et indigné.
Quelque part, je ne pouvais pas concevoir qu’une créature aussi fragile soit prévue pour survivre dans notre monde de brutes. Alors je la guettais. Tout le temps. Prenant à peine le temps de me doucher ou d’aller aux toilettes. Le pire, c’était la nuit. J’avais toujours l’impression sourde et lancinante que la petite chose à côté allait cesser de respirer. Comme ça. Comme une veilleuse qui s’éteint. Faute de carburant. Toute petite trace de vie.
Tu penses que je vais finir par m’habituer ? Tu penses que je vais arrêter d’avoir peur ?
Dès la première fois que je l’avais rencontrée, j’avais aimé la tante de monsieur Monolecte. Le genre de femme qui survit à tout, non pas en s’arcboutant comme un pilier de pierre de taille, mais juste par la puissance de son adaptation, comme un cours d’eau qui se fraie toujours un passage, même sur les terrains les plus accidentés. Quelque chose de serein, de tranquille, de sage et de gai tout à la fois.
Non, c’est à vie, ce genre de chose. Même quand elle sera partie, tu auras peur pour elle, c’est comme ça.
Bizarrement, c’était typiquement ce genre de condamnation à perpète que j’avais besoin d’entendre pour pouvoir recommencer à respirer. Comprendre que j’étais normale. Qu’il y avait plus qu’un lien animal entre ce bébé gazouillant et moi. Accepter mon impuissance, la nécessité impérieuse de lâcher prise, tout doucement, au fur et à mesure que la naine grandirait et prendrait de l’ampleur, de l’assurance et de l’autonomie.
Je l’ai à peine reconnue quand elle est entrée sur scène, toute en finesse, avec une démarche souple et délicate qui n’appartient qu’à elle, une forme de grâce qu’elle n’a héritée de personne. La masse confuse de sa tignasse brune a été disciplinée par une main ferme et amicale en deux petites couettes lisses à la princesse Leïa qui dégagent sa frimousse pâle rosie par l’excitation du moment. Ses yeux verts sont ourlés d’un trait fin de khôl qui adoucit son regard vif et curieux. Je suis saisie par sa beauté, au point où elle m’apparaît comme une étrangère un peu familière. Sous la lumière drue des projecteurs, je découvre combien ma fille a grandi, combien elle est en train de devenir une petite demoiselle. Sa voix haut perchée d’écureuil a pris de la rondeur et sa réplique glisse sans effort jusqu’au fond de la salle comble. Elle qui surjoue chaque instant de sa vie avec nous comme une actrice du répertoire, interprète son petit bout de rôle avec cette simplicité qui caractérise les bons acteurs quand ils oublient de cabotiner.
L’autre jour, je faisais remarquer à ma complice de l’arrêt de bus du bled que sa propre fille ressemblait de moins en moins à une petite fille.
M’en parle pas ! M’en parle pas !
Pourquoi, tu n’es pas contente de la voir grandir ?
Bé non.
Il y avait dans ces quelques mots échangés pendant que les enfants jouaient à saute-mouton sur les immenses rouleaux de foin précoce de cette année déjà trop sèche, toute son angoisse devant ce temps qui passe, toujours plus vite et qui emporte loin de nous ceux que nous aimons.
J’adore la voir grandir. J’adore les voir tous grandir. J’aime découvrir le genre de personne qu’ils sont en train de devenir. J’aime avoir des conversations de plus en plus soutenues avec elle. J’adore vraiment ça.
Oui, mais ça passe trop vite. Tu verras, le temps de le dire et elle partira en fac, sans un regard en arrière.
Oui, je sais, mais j’aime ça quand même.
Même le nez dessus, même en partageant chaque jour de son existence de petite nana, j’arrive encore à être surprise par les métamorphoses de ma fille. Elle a parfaitement su son texte, elle a joué comme il le fallait et elle fend la foule de son air soucieux de grande petite personne inquiète et occupée pour rejoindre mes bras tout en me fissurant les tympans avec un gigantesque maman
. Je félicite ma petite demoiselle pour sa grande performance tout en me réchauffant dans l’étreinte ferme de son corps de liane sauvage. Je savoure l’instant et je rouvre bien vite mes bras pour qu’elle puisse retourner vaquer à ses occupations de gosse dans la foule qui se presse dans le hall du théâtre du bled. Elle reparaît de temps à autre pour me demander quelque chose et repart aussi vite avec ses amis du moment.
Pour l’instant, je suis encore son port d’attache dans le vaste monde.
Et j’adore ça.
Powered by ScribeFire.
J’ai 4 enfants, 40, 38, 34, 20 ans, dispersés un peu partout, USA, Norvège, Inde, France et c’est toujours "Non, c’est à vie, ce genre de chose. Même quand elle sera partie, tu auras peur pour elle, c’est comme ça.".
Texte admirable.
Bises
Du grand Monolecte, que tous les parents vont partager au moins un peu.
J’ai notamment apprécié cette phrase "Bizarrement, c’était typiquement ce genre de condamnation à perpète que j’avais besoin d’entendre pour pouvoir recommencer à respirer." Je ne suis pas loin d’arriver à la même conclusion : à notre âge, et dans les circonstances actuelles, il faut qu’on cesse de croire qu’on va vers un mieux. Les choses vont aller plus mal et c’est dans l’ordre des choses, il faut l’admettre. Après, ça va beaucoup mieux !
Encore un superbe billet qui me touche… moi j’ai du mal à les voir grandir, ma petite dernière entre en maternelle en septembre; je voudrais presque encore la sentir contre moi dans l’écharpe de portage…
Oh et j’oubliais le plus important, pardon pour le "flood" : longue et belle vie à la grande actrice 🙂
"Je suis saisie par sa beauté, au point où elle m’apparaît comme une étrangère un peu familière."
Ainsi du monde entier, pourvu que l’on y porte ce merveilleux regard "comme un cri qui vient de l’intérieur…" décrit ici. 🙂
🙂 pareil, mini changer ses fesses puis changer la grande, ca fait trop bizarre la différence la première fois 🙂 (mais sinon, moi j’aime bien qu’ils grandissent, ils sont de plus en plus rigolos (la grande j’trouve que c’est une petite fille maintenant, en même temps elle a que 2 ans))
Ah, j’en écrase une petite larme, tiens!
Ah non, c’est cette saloperie d’oignon. Désolé!
ça m’étonnait aussi… 😎
Je vous "kiffe" (votre façon de penser, votre rapport à l’humanité, votre manière de narrer,…). J’espère que M. Monolecte en profite autant que nous. Je le
redis : vous êtes une belle personne.
Cadeau:
http://www.youtube.com/watch?v=HKgt…
faites passer…
Rien d’autre à dire que : belle déclaration d’amour pas possessif (donc, d’amour).
Pour avoir passé une semaine chez mes enfants grâce à la naissance de la dernière, si petite, si menue, si éponge, je me dis à quel point on oublie ces moments, et combien il faut les vivre intensément…
bonjour
beaucoup de tendresse dans ce bllet, beaucoup d’amour au présent.c’est très agrèable àlire.
marie
@ SOREL
ça aurait pu être gnangnan, c’est à la fois, grave, drôle, et bien écrit.
Les ongles a coupé pour ne pas qu’ils se griffent le visage, c’était une trouille énôrme!
Je t’assure au bout d’un moment, tu as envie qu’ils prennent leur envole;mais ce n’est que l’avis d’un père d’une fille (23) et d’un garçon (19)
Bien à toi
errata @ Agnès
Très beau texte……….ma fille est venue manger hier, un pur moment de bonheur, elle reprend des études à l’étranger……, elle était ravissante, toute contente, j’ai repensé à toutes les fois où je me suis inquiétée, au fois où je dormais pas très loin du téléphone, et là, j’ai su………, que quoi qu’il arrive………, elle ferait son chemin, le sien, celui qu’elle a choisi………l’essentiel est l’amour….cet amour qui doucement les accompagne dans la vie…….