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Gerry

Par Agnès Maillard
24 janvier 2005

Réalisé avant Elephant, Palme d’Or 2003 à Cannes, Gerry est sorti en catimini le printemps dernier, dans la plus stricte intimité. Sa sortie DVD devrait donner une seconde chance à ce film a priori difficile mais qui mérite le détour.

La filmographie de Gus Van Sant est des plus intéressantes : Drugstore Cowboy ou My Own Private Idaho explorent la vie de ceux qui vivent à la marge ou aux crochets de la société. Il fera ensuite tourner Nicole Kidman dans le très grinçant Prête à tout, critique du culte de la réussite à tout prix, cueillera un premier oscar avec Will Hunting, le film qui propulsera le duo Ben Affleck/Matt Damon et s’attaque au panthéon du cinéma classique avec Psycho, le remake du fameux Psychose d’Hitchcock, recréé plan par plan, copie conforme de l’original. Il enchaîne avec A la Rencontre de Forrester, puis ramasse la consécration à Cannes en 2003 avec Elephant, le film qui retrace les derniers moments du Lycée de Columbine, avant le carnage qui l’a rendu mondialement célèbre. Gerry prend sa place juste avant Elephant, et comme tout le reste de la filmo de Gus Van Sant s’intéresse à la fin de l’adolescence, loin des clichés des sitcoms à deux balles, à la difficulté de cette phase de transition où, selon Gus Van Sant, on n’a que le choix de grandir ou de mourir, d’exister ou de stagner, le moment précis où l’on doit basculer dans le monde adulte.

Deux amis vont faire une ballade. Ils sortent des sentiers battus et se perdent dans le désert. Gerry

Le propos du film tient sur une feuille de tabac à rouler. Où allaient-ils? Qui sont-ils? En fait, on s’en fout. Van Sant ne prend même pas la peine de les différencier, les deux s’appellent Gerry. Parce que finalement, dans ce film, le personnage principal, c’est le désert. Immense, implacable, d’une beauté à couper le souffle, le désert avale lentement les deux jeunes presqu’adultes qui ne prennent conscience de la précarité de leur situation que très tardivement.
On ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec Elephant. Là aussi, le personnage principal est un lieu, le lycée de Columbine, dont on arpente sans cesse les couloirs oppressants, à la suite de ceux qui vont mourir. Dans Elephant, le temps est recroquevillé, il tourne en boucle autour des dernières heures du lycée. Inlassablement, on revient au moment où tout bascule. Il n’y a pas la moindre tentative d’explication, la moindre justification, on observe juste avec soin le brouhaha banal et quotidien d’un lycée, les petites frustrations, les grandes espérances. On regarde, on ne prend pas parti.

Dans Gerry, le rapport au temps est inversé. Il s’étire, chaque minute devient une part d’éternité. Elephant parcourt un espace clôt, rendu oppressant par l’attente renouvelée de l’instant du drame. Gerry s’attarde, se traîne dans un paysage trop grand, trop immense pour les humains. Les deux Gerry ne sont pas simplement perdus, ils ont totalement étrangers à ce monde qu’ils arpentent inlassablement. Ils se racontent une émission de télé, la dernière partie de  »Age of empire », ils vivent encore dans un monde virtuel alors qu’il parcourent un espace hostile et magnifique sans presque le voir, sans sentir à quel point leur présence est incongrue, à quel point nous sommes dans un univers où le monde des hommes n’existe pas, même pas à la marge, même pas aux frontières. Les vallées arides succèdent aux montagnes et l’horizon ne cesse de reculer, les silhouettes des deux garçons de rétrécir, se ratatiner, se diluer dans la minéralité.

Assurément, Gus Van Sant ne cherche pas la facilité. Il ne ressent pas le besoin de prendre son spectateur par la main. Mais il ne le prend pas pour un imbécile non plus. Il l’entraîne à sa suite, au gré de ses obsessions.
Gerry est un film éminemment singulier, arythmique, dans lequel il faut prendre le temps d’entrer.

Du grand cinéma. A oser absolument.

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