La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ?
Laurence Parisot, Laurence Parisot, Le seul moteur de la croissance, c’est de travailler plus, Le Figaro économie, 30 aout 2005
Nous passons beaucoup de temps à faire comme si nous ignorions l’extrême précarité de l’existence, le fait que tout peut basculer en un claquement de doigt. Nous le faisons d’autant plus volontiers que tout au fond de chacun de nous, sommeille la belle et pure conviction qu’en cas de coup dur, toute une chaine humaine se mettrait en branle pour tenter de nous sortir de ce mauvais pas.
Cela s’appelle la civilisation et c’est effectivement quelque chose de magnifique.
Le basculement
À l’instant « t » moins epsilon, je suis tranquillement vautrée dans le canapé à regarder mollement la énième séquelle des dinos en vadrouille. C’est une de ces soirées familiales dans lesquelles percole mollement l’aliénante routine de nos petites vies confortables.
Et puis, comme un glissement insidieux, j’ai une barre sur l’estomac et je me dis juste quelque chose de l’ordre : bien fait pour ta gueule, t’avais qu’à moins manger ce soir
1.
Puis la douleur est là – incisive – et c’est comme s’il n’y avait jamais rien eu d’autre dans ma vie. C’est là. C’est brutal. C’est binaire. C’est on/off. C’est comme le démarrage d’une Audi, de 0 à 100 en moins de 10 secondes.
Donc, je change de position sur le canapé et j’attends que ça passe.
Sauf que non. Ça ne passe pas. Donc, je rechange de position. Et encore. Même que ça finit par un peu pourrir le film qui n’avait vraiment pas besoin de ça.
Là, je commence à me souvenir qu’il y a une paire de jours, j’ai passé la nuit à me tortiller dans tous les sens pour une douleur similaire qui m’avait taclée pendant des heures avant de disparaitre comme un fantôme au petit matin.
Ça, c’est un truc dont je ne sais pas s’il est typique ou s’il m’est propre : je ne pense à la douleur que quand elle s’est installée et me fait chier ou que quand elle surgit comme un pantin de merde de sa boite à ressorts. Genre, je me cogne un orteil à un coin de meuble, j’insulte la terre entière et 10 minutes après, j’ai complètement oublié. Des fois, je me retrouve avec des bleus énormes dont je ne me souviens pas de l’origine : un bout de table, je gueule, ça reflue et ensuite, je me demande d’où vient l’hématome. Manière, je résorbe vite aussi.
Donc, là, je suis en train de me souvenir qu’en fait, j’ai re-mal et je ne sais pas d’où ça vient ni comment agir.
L’échelle de Jacob
Dans une société normale où nous ne serions pas à plus de 30 ans de destruction systématique du système de santé sous le prétexte dégueulasse de le sauver, je pense qu’après la première alerte, je serais allée consulter le médecin de famille dès le lendemain matin.
Mais là, on vit dans un monde où il m’a fallu 2 ans après mon déménagement pour retrouver une médecine généraliste OK pour de nouveaux patients, mais à 30 min de voiture de chez moi et seulement sur rendez-vous. En vivant dans la plus grande ville du département. Donc plus du tout au cul des vaches. La non-disponibilité médicale, c’est un truc qu’on a tous vachement bien intériorisé, contrairement à ce que les baltringues qui nous dépouillent au lieu de nous gouverner prétendent.
Donc, je me retrouve un mercredi soir en pleines vacances en train de gémir en me trainant inutilement à travers le salon et en me demandant de plus en plus sérieusement si je ne suis pas en train de clamser.
Faut appeler les secours, là !
Mais qui et pour dire quoi ? J’ai mal au bide : je suis en train de crever ?
Parce que ça aussi, on a vachement bien intériorisé : les urgences submergées par la bobologie, les trop patients qui clamsent sur les brancards dans les couloirs, les femmes qui ne sont pas prises au sérieux quand elles disent qu’elles ont mal. Le fait que quoi que tu aies, fondamentalement, ça peut attendre la semaine prochaine, quand ton MG overbooké aura un créneau.
La douleur occupe pratiquement tout mon espace mental. Je suis couverte de sueur et j’ai du mal à rester lucide. Mon champ de vision a tendance à se rétrécir en tête d’épingle. Je me demande jusqu’à quel point le stress induit par la peur et la douleur ne potentialise pas toute cette merde.
J’ai un tout petit coin de cerveau disponible où tournent en boucle des conseils de mastonautes sur la manière d’obtenir le plus efficacement possible des secours. Certains sont toubibs, d’autres sont handicapés, mais il y a eu une grosse discussion sur comment ne pas perdre de temps et être super efficaces. Au moment où je lutte pour rester aux commandes, je mesure à quel point ces discussions sont précieuses. Le plan, c’est d’appeler la régule qui me dira que faire, probablement bouffer un paracétamol et dégager la ligne pour les cas vraiment sérieux. Bah oui, pour moi, une urgence, c’est une personne encastrée dans un arbre ou une autre qui repeint le plafond de sang artériel… gros minimum. Pas le mal de bide qui fait trop genre j’ai pas envie d’aller à l’école demain matin
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Je suis contente, je me souviens quand même que c’est le 15. Et puis je me mange un tunnel de musique d’attente. Genre, le tunnel de Bielsa. Celui où quand tu arrives de l’autre côté, la météo a totalement changé. Et puis finalement : une voix dans la nuit. Rester concentrée, concise, précise et factuelle. C’est un gros effort, la douleur me bouffe jusqu’au souffle. Nom, âge, adresse, description. Ne pas analyser. C’est mon gros problème : j’analyse tout, tout le temps, je pose des hypothèses, je les teste. Là, c’est la dernière chose à faire. Des faits. Bruts. Et ne pas hésiter à dire que je ne sais pas. Je ne sais pas ce qu’est ce truc qui vient de prendre toute la place dans ma vie. Pas de trucs en cours, pas d’antécédents. Nada.
Évaluer ma douleur.
Le pire truc à faire. Évaluer la douleur. Pour une fois, je n’ai pas de mots. Ce que je dis. Et je me souviens d’une autre discussion et d’une échelle de la douleur facile à appliquer.

Merci internet quand même : là, je suis à un bon 8-9, c’est à dire que je n’arrive plus à penser à autre chose
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Je ne sais pas si ça fait 10 minutes ou une heure que je décris, répond, inspire par le nez et souffle doucement entre les lèvres pour éviter d’hyperventiler en même temps. L’opératrice me bascule sur le médecin régulateur. Je répète les infos du fond du mon trou noir d’où fuit la lumière.
C’est bon, je vous envoie quelqu’un.
Délivrance
Cette petite phrase, c’est comme une gorgée de flotte fraiche au milieu du désert. Tu sais que ça ne va pas suffire, mais ça fait quand même un bien fou. Comme ex blédarde, je sais que ce n’est pas la fin du parcours, que j’en ai encore pour un moment à douiller, mais le fait d’avoir été entendue et d’avoir été crue est un immense soulagement. Avoir été prise au sérieux. À quoi ça tient, quand même ! Merci les Mastonautes. Pour moi, quelqu’un, c’est SOS médecins et c’est déjà génial. Avec un peu de chance, il va me filer un truc qui marche contre le mal, vérifier que je ne suis pas en train de faire une crise cardiaque de femme et m’aiguiller sur la marche à suivre pour le lendemain. C’est un peu comme si on attendait le messie. Ça ne change rien pour l’instant, mais maintenant, il y a de l’espoir.
En fait de messie, ils m’ont envoyé les rois mages.
Huit minutes après avoir raccroché, notre salon est baigné de lumière bleue éclatante et intermittente. Tout était trop long et d’un seul coup, tout s’emballe. Le temps de le dire, notre salon est plein comme un œuf. Si je n’étais pas autant dans le coaltar, je pense que je serais en train de me répandre en gros sanglots émotifs : toute cette humanité qui s’est précipitée pour me sauver mon cul à moi toute seule, c’est presque trop tout d’un coup.

C’est à la fois un ballet précis et une invasion barbare. Le chat lui-même n’a rien compris à cette intrusion massive et soudaine et il finit par se planquer à l’étage. J’ai toujours du mal à suivre, mais je suis déjà dans une autre réalité. Celle où je réponds de nouveau aux mêmes questions. Celle où un médecin qui a l’âge de ma fille m’annonce que tout va bien se passer, que ma douleur est sur le point de céder à une bonne grosse déferlante de morphine. Je ne suis pas fan de la morphine : lors de mon accouchement, ça m’avait rendue cotonneuse et inefficace. Les gens sont gentils. Ils sont presque tous horriblement jeunes. Les pompiers me transfèrent sur une sorte de chaise à porteurs, comme une réminiscence monarchique brutaliste. Me voilà branchée, soulagée, harnachée et trimballée. La rue est baignée de bleue.
Je repense à toutes des fois où le bleu a annoncé le départ précipité et parfois sans retour d’un voisin.
Cette fois-ci, c’est moi.
Je viens de passer de l’autre coté du miroir.
Boum, paf, me voilà dans la lumière crue de l’ambulance. C’est mon baptême. La morphine a écrasé la douleur, mais mon esprit est étonnamment clair, avide, curieux. Me voilà dans un étrange voyage au bout de la nuit, il m’arrive quelque chose de totalement nouveau, une nouvelle réalité qui va peut-être devenir ma réalité.
J’aimerais dire que que l’ambulance a fendu la nuit dans un long hululement de lumière, mais en vrai, j’habite à 4 minutes de l’hôpital et si j’ai eu le temps de discuter avec le médecin junior (oui, le gamin urgentiste qui a commencé ses études à 17 ans et prend des notes pour sa thèse !), c’est surtout parce que l’ambulance se trainait à 10 à l’heure sur l’avenue. Mais ça, je ne l’ai su que plus tard, quand monsieur Monolecte qui me suivait me l’a raconté.
J’arrive par les coulisses, l’entrée des artistes. Une lente noria de véhicules et de brancards. Je suis avalée par une porte battante un peu sinistre, conduite dans un box à la lumière blafarde. Je suis un corps patientant et ma longue nuit commence.
- C’est marrant quand même à quel point la culture culpabilisatrice de la bouffe revient au galop, malgré des années d’études sur le sujet et une vie de déconstruction.
- Serrer les dents, c’est typiquement un truc de mec cis de base : ça fait ressortir le relief de la mâchoire et ça montre bien au monde entier à quel point t’es brave dans la souffrance.
> La suite ! réclamaient les enfants. La suite ! La suite !
Un lecteur patientant, mi-curieux, mi-inquiet, mi-rassuré de savoir qu’il y a justement une suite.
Un mot de sympathie pour une blogueuse que je lis depuis…
Un mot de colère pour ce putain de système qui parvient à nous pourrir la tête.