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Verre à dents

Plutôt que d’infliger à PrototypeKblog un long commentaire sur son dernier papier sur les dents, j’ai préféré directement lui répondre ici, sur l’autre versant de sa réflexion.

Ils mordent pour faire mal. Ils mordent pour exister.

Ils mordent tout le temps. Ils semblent tout le temps en colère. Ils sont tout le temps en furie. Même quand ils semblent calmes, je ressens que ce n’est que temporaire, superficiel, fragile. Le calme peut durer des heures, des jours. Mais je sens la braise sous la cendre, je sens l’eau bouillant sous le couvercle ; je sens la vapeur prête à hurler, je sens les flammes prêtes à jaillir ; je sens les dents prêtes à mordre. Tôt ou tard, les dents vont recommencer à mordre.

Ils ne savent pas faire autrement. Tôt ou tard, ils redeviendront juste des dents. Ils ne savent plus exister autrement qu’en mordant. Qu’en déchiquetant. Qu’en faisant mal. Au moins l’espace de quelques instants, ils ne sont plus que des dents. Ils ne sont plus des êtres humains civilisés, enfants ou adultes, ils sont à peine des primates ou des animaux, ils ne sont plus que des dents.

Ils ne savent pas faire autrement. Au moindre accroc, au moindre écart, à la moindre difficulté, à la moindre incompréhension, ils redeviendront des dents. Et ils mordront. Ils mordront, mordront, et mordront encore.

J’en ai assez de me faire mordre.

Par PrototypeKblog

Ce qu’il retient du sourire, c’est que c’est une marque d’agressivité et d’ambition, assez caractéristique de son milieu. Ce que je voulais souligner, c’est que le rapport aux dents et au sourire est assez dépendant du statut socioéconomique des personnes.

Chez moi, les dents, ça sert à bouffer.

Je viens d’un milieu suffisamment pauvre pour savoir que la malnutrition n’est pas l’amie des dents. Les dents, c’est plus souvent ce qui fait honte que ce qui s’affiche : tâchées, jaunies, gâtées, manquantes… les pauvres sont souvent emmerdés par leurs dents. C’est peut-être pour cela qu’elles sont si mal remboursées par la Sécu → un problème de pauvres, un problème de «sans-dents».

Beaucoup des gens de mon milieu social sourient bouche fermée, lèvres tendues, fines, crispées, hermétiques. Déjà, on n’a pas souvent l’occasion de se marrer, mais aussi, quand on sourit, c’est pour répondre à l’injonction du riche, du dominant : c’est forcé… et en même temps, peut-être que nous aussi, on sait que le sourire, c’est l’agression. Donc, en bons dominés, on ne montre pas les dents.
Surtout qu’elles sont moches, surtout qu’on a honte, surtout qu’il en manque toujours une ou deux mal placées.

Je me souviens de femmes qui ne rigolaient qu’en se cachant la bouche derrière la main. Je me souviens des dents de mes grands-parents qui trempaient dans leur verre respectif, sur la tablette de la salle de bain. Pour les pauvres qui ne peuvent plus mâcher — et qui s’exposent à diverses complications, à commencer par des problèmes digestifs —, la Sécu a une solution : on arrache tout et on met des dentiers. Ça coute un bras, c’est souvent mal ajusté et ça branle, ça claque dans le vide, quand ça ne se fait pas la malle au moment le moins opportun, quand tu souffles tes bougies d’anniversaire, par exemple. Mais ça coute infiniment moins cher que les jolis implants pour les riches. Et surtout — et c’est terrible de le dire — malgré tous les inconvénients, le dentier avait été une libération pour mes grands-parents : celle de pouvoir recommencer à macher — c’est important, pour déglutir la vache enragée! —, celle de pouvoir recommencer à sourire… un peu, à l’occasion.

J’ai grandi avec des gens qui nettoyaient leurs dents en les laissant tremper la nuit dans un verre de ce qui ressemblait à une aimable limonade. Je ne savais pas qu’il s’agissait du témoignage d’une vie — et surtout d’une jeunesse — marquée par les privations et les carences. Je ne savais pas non plus que les dents sont des organes vivants qui s’entretiennent. J’ai découvert le brossage plus tard, à la pension.

Le plus marrant, dans l’histoire, c’est que j’ai hérité des dents de ma grand-mère.  Pas seulement celles du verre que sa maison de retraite m’a remises quand j’ai emballé ses affaires après son décès. Non, j’ai la chance d’avoir de bonnes dents avec un ivoire solide, une belle implantation, jamais de carie, de gingivite, le tout au naturel.

Les dents que ma grand-mère aurait eues avec une meilleure vie.

Des dents pour bouffer la vie et lui sourire.

17 Commentaires

  1. Rhâââ !!! Ils s’appelaient comment ces gros cachetons effervescents qu’on balançait dans le verre avec le clapoir le soir pour nettoyer le matos?
    Et la poudre du matin (la colle) qui sentait si bon pour l’observateur mais qui foutait la gerbe à l’utilisateur ?
    – Tu comprends celui du bas, passé 11 heures, je ne peux plus le supporter, je dois le retirer !
    Bhé ouais, z’étaient comme ça les anciens, le dentier, c’était pour les jours de marché, à l’heure des repas il était dans la poche, façons, la viande…

    Réponse
    • Steradent et Polident!

      Réponse
  2. Je ne crois pas que le sourire puisse être vu comme une menace, les émoticones le montrent bien par exemple. 🙂

    Réponse
  3. Agnès, bravo! j’ai lu en diagonale ce que tu cites, au premier coup d’œil on sent le truc de branché. Mais ton analyse, plein dans le mille.
    @Clocel: c’était quelques goutes de jus de citron dans un verre d’eau. Même pas des cachetons effervescents…

    Réponse
    • Non, c’est juste que l’auteur (que je respecte beaucoup) de l’autre blog a grandi dans un milieu radicalement différent du mien… mais pas exempt de ses tares et de sa sauvagerie propre. J’aime bien le lire pour sa sincérité profonde, son humanité et le fait, aussi que je perçois à travers son écriture à quel point nous pouvons vivre dans des mondes radicalement différents et étanches tout en étant des concitoyens.

      Réponse
      • tiens, je tombe là dessus, et j’suis aussi passé tout à l’heure sur le blog de prototypekblog : moi aussi, j’aime beaucoup le lire… alors que… effectivement, ben…
        les dents, pour bouffer la vie et sourire : il y a là à la fois un rapport au corps et au monde. il y a là ce qu’on apprends quand très top on sait n’avoir aucune chance dans l’inscription au monde du « combat », de la lutte… tant le rapport de « force » est « évident ».
        alors, on s’inscrit dans quelque chose de quotidien, de la douceur, intime, de la construction du « pas à pas »,… un truc vaguement plus orienté par certains modèles féminins que l’axe viriliste d’Ares ou de Sisyphe…
        je veux dire par là, que ce n’est pas seulement une histoire de classe sociale et économique, mais d’un rapport sensuel au monde…
        finbon…

        Réponse
        • Une autre approche intéressante. Cela dit, il ne faudrait pas occulter dans une lecture genrée du sourire, le fait que c’est une injonction faite aux femmes, alors que les mecs qui font la gueule sont très bien tolérés en société, à la limite, c’est presque un avantage tant le sourire est assigné aux femmes et du coup associé à une «faiblesse».

          Réponse
          • c’est une approche que j propose depuis lngtemps, qui n’est pas « genrée », mais, plus de l’ordre à la fois psycho-sociale et psychanalytique, de l’ordre de la construction de la sexuation, donc de ce que est de l’ordre de la « jouissance », et s’exprimant par une orientation du rapport sensuel de soi à soi et de soi au monde.
            en gros, prendre ou toucher, frapper ou caresser… etc…
            et à travers ça, comment on se répond à soi, par la douceur ou par la force que l’on se reconnait à attendre de soi et de l’autre…
            est-ce de la force que je suis structuré à jouir ?
            ou
            est-ce d la tendresse, de la douceur…
            ça peut aussi répondre à votre dernier article comparant les démarches des deux auteurs que vous présentez…

            mais bon, dans un monde militant, où l’on parle de combat, même « féministe », c’est délicat de présenter cette démarche…

  4. dents couleur lavabo, visage masque chirurgical , calvitie planquée , décolletés silicon Valley, viagra dans le falzar parfois je suis content de déchirer mes jeans moi même en les portant , mourez jeune si vous ne voulez pas vieillir !

    Réponse
  5. De qui est l’intro sur « les dents » ? De toi ? C’est juste magnifique, j’ai été transporté, littéralement. Ca me fait penser à S. King dans une de ses nouvelles, il manque juste peut-être un rappel à la fin. C’est génial.

    Réponse
    • Merci pour ton commentaire qui me démontre que la convention de bloc de citation n’est pas suffisante pour faire comprendre qu’il s’agit d’un extrait du blog que je cite au tout début. Donc, va lui rendre visite!

      Réponse
      • Arg, merda : le plus beau c’est que j’y ai été… (le chat pas fini, j’étais mort de rire).

        Réponse
  6. RRHHAAA! Les dents.
    Parlons en.
    Visite de routine chez le dentiste, histoire de voir si il y aurait pas un peu de plomberie à refaire, des fois. Passque les dents, c’est important quand même. Quand c’est mal soigné, ça peut même provoquer des infarctus, voire faire perdre un oeil. Et un oeil, c’est pas rien.
    Bref, j’y suis allé, comme ça, parce que ça faisait longtemps que je n’y avais pas mis les pieds et qu’un vieux plombage fissuré commençait à sérieusement accrocher…
    Résultat.
    J’ai la mâchoire qui fond et qu’il faut absolument soigner (l’os se désagrège à cause de la flore buccale – super) et 3 couronnes à poser avant que les dents explosent. Si je traite pas la maladie, toutes mes dents vont se déchausser…
    Bon.
    OK.
    Et combien que ça va coûter tout ça? dans les 5000€ (!!!!!)
    Bon, bon, ne nous affolons pas, j’ai une mutuelle et pis y’en a une partie qui est prise en charge par la sécu, non? alors, après remboursement, combien je dois casquer quand même? Réponse 3500€ …
    Désespérant. Je vais les trouver, j’ai pas le choix, sinon, je pourrai plus bouffer alors que j’ai pas encore 50 piges, mais je reste groggy par la taille de la facture… Effectivement, si t’as pas un rond, t’as plus de dents assez vite fait. Et c’est pas qu’une histoire de nutrition.

    Réponse
    • En fait, d’après ce que j’ai compris, quand tu n’as pas un rond, ce qu’on te propose, c’est de t’arracher toutes les dents pour te filer un dentier (lui, entièrement remboursé), comme ça, tu peux bouffer.
      Sauf que pour moi, enlever des trucs sains, c’est une mutilation, alors que le principe de base de la médecine, c’est : ne pas nuire.

      Réponse
    • Bah ouaip.
      Et c’t’histoire de maladie de la mâchoire, c’est pas remboursé dut tout! (les 1500 balles, c’est pour les couronnes)… Alors que c’est hyper cher à traiter et manifestement assez grave.
      Va comprendre… Je devrais peut-être aller chez un généraliste, signaler le truc et obtenir une facture de généraliste… Là, sérieux, y’a comme un abus, à vrai dire je saisis pas.
      Moralité, quand t’as les os qui fondent, mieux vaux que ce ne soient pas ceux de la bouche!

      Réponse
      • En fait, aucun os ne me semble un candidat acceptable à la fonte!

        Réponse
      • ça sûrement… Mais ça reste un conditionnel, parce que quand ils te font le coup, tu l’as dans l’os!
        Pis, là tu peux toujours gueuler contre qui tu veux, ça les arrêtera pas. 😉

        Réponse

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