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30 décembre 2009

Voilà le familylecte jeté sur les routes, au gré des hasards, un certain 25 décembre comme tant d’autres.


Être et avoir étéCe n’est un secret pour personne que j’exècre tout cet indécent étalage de bons sentiments et de grosse boustifaille qui balise la période des fêtes de fin d’année comme autant d’étapes sur un interminable chemin de croix. Cela dit, il nous a semblé opportun d’aller passer la soirée de Noël avec Papy Monolecte, lequel se tape les fêtes tout seul depuis des temps immémoriaux. Après avoir réservé une chambre dans un hôtel premier prix suffisamment industriel pour ne pas être borgne, nous avons salué belle-maman et avons entamé notre longue transhumance vers le versant sud-est de la France, confiant le reste de notre épopée aux bons soins de la destinée, ce qui est fort aventureux, un jour de fête entre tous.

Premier arrêt à Port Lauragais. C’est bête à dire, mais je suis attachée à cette aire d’autoroute comme le bagnard à son boulet. Je ne me souviens pas d’un seul voyage vers l’est qui n’a pas fait étape dans cet étrange endroit qui ressemble à tout, sauf à une aire d’autoroute. Les jours de grand vent, il faut se battre avec la portière pour s’extraire de la voiture, le reste du temps, on s’offre un brushing iroquois pour pas un rond, mais j’aime ça. J’aime me faire ballotter comme un fétu de paille par les éléments en furie, j’aime me dégourdir les pattes en faisant claquer les quais en bois sous mon talon conquérant, j’aime engager la conversation avec les canards du cru, tellement engraissés par les touristes qu’ils peinent à décoller quand un enfant les course. La plupart du temps, j’arrive à cet endroit quelque part entre midi et deux et j’avale sur le pouce un sandwich club vaguement comestible, mais comme la soirée est incertaine et le lieu propice au temps perdu, on se tente le restaurant. Rapport qualité/prix extrêmement correct et personnel charmant, bien que de corvée un jour de Noël, sur une aire d’autoroute habituellement battue par les vents. Le soleil entre à flots par de grandes baies vitrées où jouent les reflets ondulants du canal que nous surplombons. Petit moment lumineux, savoureux et calme, œil de la tempête du bonheur forcené.

À la surprise générale, la R25 s’est bien comportée sur l’autoroute : on n’a pas coulé une bielle, ni crevé un pneu, ni consommé 20 litres aux cent kilomètres. La grosse berline est un paquebot au long cours qui n’a toujours pas croisé son iceberg.

Montpellier, place de la Comédie dont on dit qu’elle est la plus belle d’Europe. Possible. La perspective est bouchée par le marché Noël, lequel est bien sûr fermé, le jour dit ! On se réfugie aux Trois Grâces, un troquet dont on comprend rapidement qu’il est très mal nommé. À la table d’à côté, une vieille dame se fait apostropher âprement par un serveur :

  • Vous consommez ou vous dégagez ! Vous avez eu assez de temps pour choisir. Passez votre commande ou dégagez !

Le gars est agressif et parle suffisamment fort pour que tout le monde en profite. Je veux bien comprendre la logique du tenancier qui doit rentabiliser son mètre carré de bistrot à tout prix et toutes les conneries sur la misère du monde dont il est toujours préférable que ce soit d’autres qui s’en chargent, mais je ne vois pas la nécessité de se faire les griffes sur la pauvresse et d’ajouter l’humiliation à sa merditude quotidienne. Elle finit par commander un verre de lait chaud qu’il lui balance sur la table avec moins d’attention qu’il ne le ferait pour un chien. Je n’ai pas le cran de me lever pour gueuler tout haut ce que je pense tout bas. Je finis par laisser sur la table de la vieille de quoi se rembourser ce lait à la grimace, arraché par intimidation et servi avec dédain. Un verre de lait bien cher payé pour avoir l’insigne privilège de lire le journal au chaud, un jour de Noël.

Les terrasses du portL’heure avance et nos affaires piétinent. La ville est toujours aussi peu accueillante que dans mes souvenirs. C’est comme ça. Montpellier et moi, ça n’a jamais collé. J’y ai passé une année de ma vie qui s’est soldée par le seul épisode dépressif que je n’ai jamais connu. C’est quelque chose d’inexprimable, c’est dans l’air, dans les gens, une espèce de froideur et d’incommunicabilité totale. Même monsieur Monolecte a envie de mettre les bouts.
On erre un peu au hasard et on échoue à Port Ariane, au milieu de la ville nouvelle de Lattes. Pas grand espoir d’arranger nos affaires au bord des quais que grignote déjà la pénombre. On est déjà résigné à la perspective d’un Noël en famille dans l’un de ces lieux impersonnels qui doit être nécessairement ouvert un soir de Noël, ne serait-ce que pour y nourrir le naufragé de la route qui n’aurait pas su arriver à temps à bon port.
Tout au fond, il y a bien un restaurant qui bouge encore, mais c’est parce que les employés sont en train de desservir le banquet du midi. Je me lance, attrape une serveuse au vol et me fais aiguiller vers le patron, un gars étonnamment affable et souriant, vu les circonstances, c’est-à-dire une fin de service, vers 17 h, le jour de Noël.

  • Vous servez quand même, ce soir ?

L’homme a un grand sourire de chat mystérieux. J’ai l’impression qu’il cherche à lire la quintessence de mon être au fond de ma rétine.

  • Hummm… oui… oui, on va ouvrir ce soir.
  • Houla, mais c’est rare un restaurant ouvert ce soir ! Vous avez déjà des réservations?
  • Il n’y a pas de problème, ce soir c’est ouvert.

Il n’y aura que nous aux Terrasses du Port pour ce repas de Noël. Et un couple arrivé un peu plus tard et dont je m’aperçois à l’usage qu’ils sont des familiers de l’endroit. Deux heures tranquilles entre ciel et mer, un repas de Noël tout à fait inespéré, copieux, de circonstance, sans être prétentieux. Nous sommes juste bien.

À la fin du repas, je vais saluer le patron qui boulotte quelques restes sur un coin de table en compagnie de la serveuse.

  • Écoutez, vraiment merci pour ce repas. C’était très bien, mais on est désolés que vous soyez restés ouverts pour nous. Vous n’avez pas dû gagner votre vie sur ce coup.

Et là, le patron, dans un grand sourire radieux, me donne envie de croire à nouveau en quelque chose de beau dans ce monde de brutes :

  • Vous savez, nous avons très bien gagné notre vie à midi, alors, je me suis dit que ce soir, on pouvait juste faire plaisir à quelqu’un…
Esprits de fêtes 1

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24 Commentaires

  1. "Vous savez, nous avons très bien gagné notre vie à midi, alors, je me suis dit que ce soir, on pouvait juste faire plaisir à quelqu’un…"

    Pas mieux. Bien joué l’Artiste.

    Réponse
  2. Très beau, Agnès. Mélancolique sans forcer la note. Une touche de retenue très bien maîtrisée. Bravo. Je t’envoie mes bises depuis Paris. Bonne année à toi et aux tiens.

    Réponse
  3. Il est beau ton billet, Agnès.
    Des formules comme :
    "Après avoir réservé une chambre dans un hôtel premier prix suffisamment industriel pour ne pas être borgne … "
    et des fins comme ça, on en espère un chouette stock pour 2010.

    Je te colle la dernière bise de cette année en t’en promettant d’autres pour MMX

    Réponse
  4. Sans tomber dans le mélo à deux balles… c’est fou comme une petite goutte de chaleur peut faire oublier l’océan de froid qu’on vient de traverser.

    Et merci pour le lien.

    Réponse
  5. Bonne fin d’année à toi et tes proches. Et puis avec un petit peu d’avance : je te souhaite un bon anniversaire.

    A bientôt,
    JLuc

    Réponse
  6. Bah c’est sûr, si quand tu viens à Mtp tu vas sur la Com’ et aux trois Grâces, tu risques pas d’être bien reçue… tu aurais pu appeler les copines locales qui peuvent t’indiquer les endroits accueillants 😉 Mais tu as su en trouver un malgré tout, c’est chouette !

    Réponse
  7. Eh bien non, Olivier b², ceci c’est pas conte, mais un vrai récit de mon 25 décembre. Parce que j’ai une imagination de poussin (et encore, ce n’est pas sympa pour les poussins!), je suis bien obligée de raconter ce que je vis, ce que je vois, ce que je ressens. En fait, c’est aussi un peu ça, Le Monolecte : extraire de la vie quotidienne et de son océan de platitudes et de déconvenues permanentes de petits éclats de bonheur dont la lueur franche et acérée peut éclairer ensuite des jours de ténèbres crétines. Mon monde est aussi le vôtre. Mon regard n’est pas différent du vôtre. Tout n’est qu’une question de point de vue, d’attention et d’acuité visuelle. Ne pas se contenter de la merde que la boîte à cons nous projette chaque jour dans les mirettes. Se nettoyer les yeux et affronter la vie, telle qu’elle est pour peut-être trouver les ressources d’en faire ce que l’on voudrait.

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  8. Très joli conte ; juste et lucide. Merci !

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  9. @ Agnès Maillard,

    J’avais bien compris la réalité des événements si bien rapportés par votre prose agile à partager l’expérience du terrain de l’existence. "Conte" n’était pas pour moi un synonyme de fable. Je voulais juste souligner que cette expérience vécue est mise en récit comme un conte, avec ses attentes et sa morale… un récit dense et précis… En tout cas je l’ai lu comme ça. Saisir ainsi dans le foisonnement de la vie la trame d’une "dramaturgie du réel", témoigne en effet d’une grande acuité visuelle…
    D’accord avec toute la fin de votre réponse.

    Réponse
  10. Incroyable, émouvant et rassurant :
    il existe encore des êtres humains dans ce monde du "travailler plus pour gagner plus" !

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  11. Merci pour ce rayon de soleil, Agnès. Merci, et bonne année.

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  12. Bonne année 2010 Agnès.
    J’espère que ces petits trésors d’humanité, on en croisera plein au cours des mois qui viennent, ici et là, qui nous permettront de ne pas désespérer totalement….

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  13. ça se lit comme un road movie, vraiment excellent. merci.

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  14. Je viens de découvrir votre site et j’aime beaucoup votre façon de raconter; je sens que je vais me plaire à parcourir vos "billets" pleins d’esprit ; comme quoi la valeur des gens ne se mesurent pas à ce qu’ils ont dans le portefeuille.
    Moi-même voudrais partager avec vous cette réflexion d’une vieille dame que je connais, 87 ans et pleine de vitalité et de gentillesse malgré une vie pas facile, d’une culture sidérante et d’une grande jeunesse d’esprit. Comme beaucoup, j’accuse moi aussi souvent les contre- coups de la "merditude" quotidienne et la déprime guette mes moments de lassitude… Comme je soupirais après l’hiver, le froid et la briéveté des jours, métaphores de mon pessimisme, de mon appréhension de l’avenir, cette dame qui se prénomme "Alice" me dit doucement: "dans six mois, ce sera le printemps!"
    N’est-ce pas admirable?

    Réponse
  15. Agnès, tu décris si bien le comportement du loufiat irrespectueux…J’imagine la scène et j’ai envie de crier :

    « Et la tendresse ? Bordel ! ».

    Bonne année 2010 et longue vie à ce blog somptueux que j’ai inscrit dans mes favoris depuis plusieurs années.

    Réponse
  16. Ma chère Agnès, je suis vos aventures depuis pas mal de temps avec un égal plaisir.
    Today, c’est incidemment que j’ai lu votre prose sur "Marianne2". Et j’ai jeté un oeil sur quelques commentaires…..Et là………C’est le drame !!!

    Qu’allez-vous vous perdre chez ce ramassis de peigne-culs, pseudo-politiques, pseudo-intellos…. authentiques jean-foutres.
    Vous méritez bien mieux.

    Réponse
  17. merci a laurent de m avoir fait decouvrir ce blog….
    un amour ,une merveille ,enfin un site interessant….
    il y a encore des humains sur terre !!!!
    merci AGNES….

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  18. Libertééééééééééééééé!

    La corvée de fêtes est enfin derrière nous et on va pouvoir revenir aux choses musclées et sauvagement joyeuses. Merci à mes lecteurs, assidus ou occasionnels, participant via les commentaires ou majorité silencieuse et bonne année quand même, surtout si on se retrouve régulièrement 🙂

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  19. Je ne viens pas assez souvent sur votre blog qui nous réserve toujours autant de plaisir.
    Un bien beau billet sur ma région d’adoption.
    Belle année 2010 et à+
    Amitiés de Michel

    Réponse
  20. Incroyable il existe encore des R25 en état de rouler. Je te souhaite une très bonne année avec toujours autant de talents … rémunérés.

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  21. Merci pour tes billets.
    Je viens de rentrer d’Allemagne et je retourne sur mes sites favoris…
    La vie m’a fait un joli sourire puisque après des fêtes auprès de ma famille d’origine, je viens d’être embauchée sur un poste de prof. Je me dis que c’est le genre de poste qui pourrait te plaire et ton niveau universitaire sera un plus ; l’offre était dans le magazine ASH (actualités sociales hebdomadaires) ; ils ont un site avec une page emploi ; vas-y voir, la page est actualisée en général chaque mercredi matin.
    Bises. Et bonne et heureuse année avec ton regard clair et renouvelé.

    Réponse

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