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Il faut travailler pour vivre et non vivre pour travailler!

Mon père appartient à une génération de bosseurs. Il a commencé à travailler tôt, entre 14 et 16 ans dans l’exploitation agricole de son père. Comme tous ses amis, mon père a passé le plus clair de sa vie d’adulte à travailler. Et comme eux, il y avait de la fierté, de la noblesse à faire du travail, de l’entreprise et de ses collègues le centre de sa vie.
Quand mon père voulait nous offrir un extra, il faisait des heures sup’ et il avait une paye en conséquence à la fin du mois. Quand son patron faisait trop le pingre, mon père partait. Il passait 2 ou 3 coups de fil, décrochait un rendez-vous et retrouvait un job dans la semaine. Ainsi vivaient mon père et ses amis.

Puis, les années 90 sont arrivées, la crise s’est enkystée dans les pays développés, les entreprises ont commencé à fermer en nombre, à licencier et le nombre de chômeurs a explosé! Mon père et ses amis ont été touchés de plein fouet. La cinquantaine bien entamée, mais pas assez pourtant pour prétendre à la pré-retraite, ils se sont retrouvés sur la touche. Les plus chanceux ont obtenus des indemnités de licenciement leur permettant d’envisager de tenir jusqu’à la retraite, les autres, à l’ANPE. Trop vieux, trop expérimentés, trop chers, beaucoup d’entre eux se sont retrouvés avec l’aumône du RMI et face à leur famille : endettement, divorce, exclusion, ceux qui avaient tout donné à leur travail se sont souvent retrouvé sans rien.
J’ai vu leur descente aux enfers, j’ai vu leur fierté d’homme se transformer en honte, j’ai vu leur vie basculer, leur monde disparaître.
Mon père a 72 ans aujourd’hui et survit dans un petit studio avec 1000 euros de retraite mensuelle (y compris les fameuses complémentaires), c’est tout ce qui lui reste de 50 ans de labeur!

J’ai bien retenu la leçon et je fais partie de la génération de ceux qui savent que le travail n’est pas le centre de l’existence, je fais partie de la génération 35 heures.

Génération 35 heures

Ceux de ma génération (34 ans, cette année) sont l’inverse de ceux de la génération de mon père. Encouragés à prendre l’ascenseur social, nous sommes la génération la plus diplômée qu’ait jamais vu ce pays, nous sommes aussi celle qui est allée directement à la case chômage, sans toucher les 3 000 euros. Entrés tardivement sur le marché de l’emploi, nous avons directement été confrontés à des emplois précaires et très mal rémunérés. Loin des carrières de nos pères où l’on pouvait passer toute une vie dans la même entreprise, nous ne sommes que des mercenaires, utilisés et jetés au gré des besoins. Nous sommes condamnés à avoir des carrières en dents de scie, sensibles au moindre retournement de conjoncture économique, alternant travail et chômage et devant sans cesse remettre en question nos compétences et en acquérir de nouvelles. C’est le règne de l’incertitude, de l’hypercompétition et nous n’avons donc aucun intérêt à nous investir corps et âme dans des boulots qui ne font que passer dans notre vie. En ce sens, les 35 heures répondent à notre mode de vie, à nos aspirations d’équilibrer l’ensemble de nos activités : vie économique, vie sociale et vie familiale.

Un choix de société

Aujourd’hui, la question des 35 heures se cristallise sur une opposition idéologique, de vagues approximations économiques et de grosses tendances revenchardes politiques. Mais en réalité, la question des 35 heures interpelle notre rapport à la société, la manière dont nous envisageons le rapport au travail, à la famille, à l’argent, la place que nous donnons à chacun, à la manière dont nous envisageons l’idéal républicain qui orne nos mairies : liberté, égalité, fraternité!

Il est intéressant de constater que grâce aux 35 heures, tous les gains de productivité de ces dernières années, toute la croissance a été directement orientée vers la sphère financière, les revenus du capital et non équitablement répartis entre travail et capital. Pendant que le pouvoir d’achat de ceux qui ont encore un boulot s’érode et que ceux qui n’ont plus accès au travail sombrent dans la misère, les coffres des banques et des assurances débordent de fric, et les revenus financiers ont explosé. Les actionnaires, les grands patrons et capitaines d’industrie ont gagné nettement plus sans tirer une rame. Autrement dit, les [inégalités se sont creusées fortement|http://www.bip40.org/fr/|fr]. Loin de ruiner le pays, les 35 heures accompagnés d’une véritable politique de relance de l’emploi ont permis de doper la croissance en stimulant la demande interne, et les fruits de cette croissance sont tombés directement dans l’escarcelle de ceux qui réclament aujourd’hui la tête des 35 heures.

Les 35 heures, c’est aussi plus de temps pour les autres. La plupart des gens qui ont bénéficié des 35 heures en ont profité pour resserrer les liens familiaux et sociaux, pour passer du temps avec leurs enfants, pour se cultiver, pour aider les autres, comme en témoigne les 14 millions de bénévoles dans notre pays qui s’occupent de créer du lien social là où le secteur marchand n’a pas sa place.

Les 35 heures se sont effectivement des occasions manquées. Comme réfléchir à l’articulation des temps de vie, entre travail, famille et société. Ou à la répartition des richesses. Ou à la signification de l’activité et de la non-activité. Repenser plus simplement la signification réelle et non usuelle du mot travail : qu’est-ce que Le travail[1]? N’existe-t-il pas plutôt des formes d’activités? Repenser l’utilité sociale de chacun. Une femme qui élève ses enfants est-elle réellement économiquement improductive ou crée-t-elle les richesses de demain? Derrière les slogans démagos et menteurs comme "travailler plus pour gagner plus", il y a la volonté de déconstruire une vision sociale plus basée sur la coopération, la solidarité, l’équité et le progrès humain, la qualité de vie en faveur d’une société bipolaire, basée sur l’ultra-compétition où le seul étalon est l’argent[2]. Mais est-ce l’argent qui élève les enfants? Est-ce l’argent qui crée du bien-être et du vivre-ensemble? Est-ce l’argent qui cimente le tissu social?

L’enjeu réel de la déconstruction des 35 heures, c’est la répartition des richesses dans notre pays, c’est le type de société dans laquelle nous voulons vivre et élever nos enfants, c’est le sens même de l’idée de progrès social.

C’est pour cela que demain, il serait bon que nous exprimions fermement notre vision de la société que nous souhaitons construire ensemble et non les uns contre les autres, comme on veut nous y pousser!

Tous dans la rue le samedi 5 février 2005!

Notes

[1] Lire la très intéressante vision de l’économie actuelle par J.K. Galbraith

[2] A lire à ce sujet l’interview de Gérard Filloche

4 Commentaires

  1. A comme il est dur de concilier la vision des (petits) patrons avec celle des employés… Chez moi les 35 heures sont loin, j’aime travailler, j’y prend beaucoup de plaisir et c’est déjà un grand privilège que tout le monde n’a pas. Je ne vais donc pas me plaindre de ma situation, même si je fais plus de 35 heures. Au delà de la forme, ce n’est pas le nombre d’heure qui comptent mais bien les conditions dans lesquelles elles se déroulent. J’ai souvenir d’une employée, à qui je demandais si elle voulait bien venir faire quelques heures un dimanche pendant ces jours de vacances…elle m’a répondu, mais venir travailler chez vous, pour moi c’est des vacances.
    Réinventer le travail et les rapports humains au travail…voilà l’enjeu…après 35 ou 40 heures je ne sais pas vraiment si c’est que qui compte !

    Réponse
  2. Bonjour Ben

    Je suis plutôt d’accord avec toi : il y a travail et travail! C’est pour cela que je renvoie à l’excellente réflexion de J.K. Galbraith : plus on prend du plaisir à travailler, plus on fait un travail intéressant et valorisant, plus on est payé en général. Mais ceci est de plus en plus l’apanage d’une petite minorité de nos concitoyens. Pour beaucoup, travailler est une nécessité absolue, pour avoir un toit sur la tête, de quoi se nourrir et se vêtir et pour cela, souvent, non seulement le travail n’a rien d’un plaisir, mais en plus les rémunérations tendent à ne plus leur permettre d’accéder au minimum vital. Nous avons des millions de travailleurs pauvres ou en voie de le devenir, 1 SDF sur 2 travaille a temps plein. On voit bien que le débat est au-dela des 35 heures, mais bien de la valeur que l’on donne au travail, valeur humaine, valeur sociale, valeur purement comptable! Comme beaucoup de mes contemporains, j’ai voulu me donner les moyens d’accéder à un travail intéressant et vaguement rémunérateur, mais la tendance lourde aujourd’hui est de tirer tout le monde vers le bas sur ces 2 aspects fondamentaux. Alors quelle place pour le travail, si celui-ci devient de plus en plus astraignant et de moins en moins intéressant et rémunérateur?
    On parle des 35 heures, mais on fait l’impasse sur les millions de temps partiels subis. Un temps partiel, c’est un salaire partiel dans un monde à charges fixes. Un temps partiel, c’est un travail souvent pénible et 500 euros pour payer un loyer, des factures qui eux sont en plein tarif. Un temps partiel, c’est en gros travailler pour le RMI : c’est scandaleux!

    Je suis comme toi, Ben, je pense qu’il faut réinventer le travail. Mais ce n’est pas l’intérêt de ceux qui profitent le plus de cette organisation présente, et en attendant, il faut vraiment continuer à faire en sorte que la loi protège les plus faibles dans des rapports de force totalement déséquilibrés par le chômage et la précarité, comme c’est son rôle!

    Réponse
  3. Je voudrais éviter de faire trop long, alors je sens que ça sera trop court.

    Je pense qu’il faut abolir le travail salarié. Qu’un jour on vivra de son activité qui ne sera plus exactement un travail, qu’on ne conçoit plus qu’à travers le prisme du travail salarié (c’est pourquoi on est parfois ‘contre le travail’).
    Quant à avoir aujourd’hui un travail "intéressant", je n’y pense même pas. Quand ce que je fais au travail m’intéresse, c’est en général parce que je crois que c’est utile, et dans ce cas je ne le fais pas ‘pour’ être payé. Je le prends comme activité comme d’autres auxquelles je me livre (et délivre) ‘gratuitement’. Je crois que je ne suis payé que pour la part de corvée et service politique de mon travail, et qu’on baptise bien à la légère "service public".

    Quant à savoir pourquoi nous avons "gagné" les trente-cinq heures, il faut croire que dans cette forme cela arrangeait pas mal de monde :

    “Le capital est une contradiction en procès, d’une part, il pousse à la réduction du temps de travail à un minimum, et, d’autre part, il pose le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la richesse. Il diminue donc le temps de travail sous sa forme nécessaire pour l’accroître sous sa forme de surtravail.” (Marx, Le Capital, Ed Anthropos, t 2, p 222).

    Cela étant, j’irai à la manif.

    Réponse
  4. Dans une école de la Communauté française à Bruxelles, une femme profeseur a entamé un contentieux, pour onze heures de présence qu’Elle estimait lui être dûes et pour soutenir
    sa demande, elle a fourni
    une importante liasse de feuillets.
    la réponse à sa demande
    a été d’accord sur le fond
    mais seulement pour 8 h.
    Pourquoi ?
    Parceque vous avez bien du passer trois heures
    pour rédiger votre demande !
    Elle a du penser qu’en cas de contestation les
    rieurs ne seraient pas de son côté –
    Elle a accepté –

    Réponse

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