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Extension du domaine de la disparition

Par Agnès Maillard
26 octobre 2016

Les supporters

L’autre jour, un ami a mis à jour un de ses albums photo privés. Privés non pas parce qu’il collectionne les photos pédonazies, privés parce qu’avec des photos qui ne se montrent plus, ne s’exposent plus : des photos avec des gens dessus.

Cet ami fait vraiment de très bonnes photos, non seulement d’un point de vue artistique, mais aussi d’un point de vue documentaire. Quelque chose que l’on pourrait résumer par : voici comment vivent les gens.
C’est ce qui est pour moi le plus important dans la photo : cette fonction d’archivage d’une époque, d’une manière de vivre, ce témoignage d’une société à travers quelques instantanés bien choisis. Se souvenir de la manière dont vivent les gens, c’est ce qui m’a amenée à toujours avoir un appareil photo sur moi, quitte à me démonter l’épaule quand il s’agissait d’un réflex dans mon gros sac à main (avec ses objectifs de rechange, bien sûr!).

Et c’est parce que cet ami a partagé en catimini son fabuleux travail d’éthnophotographe que je me suis rendu compte que je ne prenais précisément plus ce genre de photos, ou alors en loucedé, presque comme une maladie honteuse et uniquement à usage personnel.

Ce qui s’est passé depuis mes premiers pas avec mon Agfamatic 50, c’est le droit à l’image et la menace permanente, concrète, d’avoir des complications judiciaires et surtout pécuniaires si l’on s’acharne à photographier ceux qui circulent, discutent, bullent, rient, échangent dans l’espace public.

Ce n’est donc pas tant que je ne partage plus de photos d’êtres humains que je ne les prends plus en photo par défaut. Tous ces moments touchants, drôles, tristes, poignants et surtout signifiants de notre époque ne sont pas seulement cachés, réprimés, interdits… ils n’ont, par réflexe conditionné, par capitulation intellectuelle, tout simplement pas été capturés.

J’ai offert à ce même ami un livre photo qui raconte l’école — un peu fantasmée — où furent éduqués nos parents. Il y a, là, toute une galerie de frimousses, de tabliers, de rangs sages ou dissipés, de petits soldats de la République, de petits chenapans de la cour de récré, un ensemble d’images qui témoignent d’une époque révolue, d’un mode de vie disparu dont certains sont encore nostalgiques.

À présent, à chaque début d’année, je signe un papier où j’autorise — ou pas — l’école à prendre des photos où l’on pourrait éventuellement reconnaitre ma fille dans le strict contexte pédagogique et avec l’assurance que toutes ces images — si jamais elles sont prises — ne sortiront jamais de l’espace scolaire.

Je me demande, du coup, ce qu’il restera de notre époque où les images encore produites sont déjà essentiellement immatérielles, intangibles et inféodées à une technologie dont la pérennité est déjà plus que sujette à caution.
Je me demande ce que nous laissons comme iconographie de nos vies alors même que la culture de l’image est partout dominante, mais qu’elle est noyée par les représentations publicitaires d’un monde qui n’existe pas, par les lolcats et les natures mortes, vides et surtout sans possibilité de contestation.

Peut-être juste la préfiguration d’un monde qui continue sans nous.

20 Commentaires

  1. ça me fait penser à une photo que je voulais prendre à Bruxelles, de gamins jouant dans les fontaines au sol de certaines places. Ils étaient trop marrants à s’éclater avec l’eau mais une des mères a foncé sur moi pour que j’efface la photo ……… depuis je n’ose plus prendre de photos d’inconnu(e)s dans la rue

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  2. au sujet des représentations publicitaires qui n’existent pas, parfois il m’arrive de regarder Euronews pour voir les « no comment » et je suis très souvent interloquée en voyant leurs pubs . cette chaine est à destination des « CSP+++ » au vu des pubs pour Rolex, les voyages à Dubai, au Qatar etc et très souvent les images montrées pour des lieux touristiques sont des images représentant des lieux qu’ils se chargent de faire disparaitre, des lieux naturels idylliques avec des gens heureux de vivre en faisant de l’artisanat local ou des vues sur des marchés de produits locaux.

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  3. En gros, Doisneau et les autres n’auraient pas pu exister aujourd’hui!

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  4. Exact, il devient de plus en plus difficile d’utiliser/publier ce genre de photographies, sauf à être (aussi) juriste, et à avoir le goût du risque.

    Cela dit, c’est jouable avec quelques précautions, car il est finalement assez rare que des personnes (belliqueuses) puissent se reconnaître au hasard du Net.
    Bien sûr, je ne parle pas d’une « sphère » réduite ni des réseaux « sociaux ».

    En fait, nous en arrivons à de l’autocensure et gardons pour nous, en effet, ces clichés :-/

    Réponse
    • Le truc que je souligne, ce n’est pas que je ne les diffuse pas, mais que comme le partage est sanctionnable, du coup, je ne les prends même pas.

      Réponse
      • Justement, quand j’évoque l’autocensure, c’est aussi (souvent) dès la prise de vue…
        À quoi bon ?

        D’autant que parfois ça tourne presque au vinaigre, ce qui m’est déjà arrivé dans des centres commerciaux (vigiles).

        Réponse
        • J’ai un autre ami, très doué aussi en photos de rue. Quand il vivait à Paris, il prenait soin de photographier au télé ou de déclencher au jugé, en gardant l’appareil sur la hanche ou le ventre, au bout de sa sangle. Maintenant, il vit en Asie et s’en donne à cœur joie, vu qu’il n’y a pas souvent de législation restrictive en termes de photo de rue.
          J’ai réussi à prendre quelques photos de centres commerciaux : ce sont des endroits centraux de notre mode de vie, des endroits où certains de nos concitoyens passent l’essentiel de leur vie et pourtant, ce sont des espaces privés, privatifs, qu’il est interdit de documenter.

          La question qui prolonge celle du billet, c’est carrément celle de l’intériorisation de la limitation de plus en plus forte de l’ensemble de nos libertés fondamentales. Maintenant, on se censure aussi sur les réseaux sociaux pour éviter les appeaux à trolls, mais aussi les images ou propos qui peuvent éventuellement déplaire à la politique maison, à tel ou tel groupe de pression, au voisin, au chef.

          Il devient carrément dangereux de dénoncer un crime ou délit (problème aigu des lanceurs d’alerte) puisque l’on peut te mettre sur la paille en te poursuivant assez longtemps et assez fortement pour diffamation : qu’importe que tu sois dans ton bon droit ou pas, au final, les frais de justice devraient te faire taire pour longtemps.

          Donc, finalement, on n’a pas besoin de police politique : on fait très bien le boulot nous-mêmes.

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          • « …ce sont des espaces privés, privatifs, qu’il est interdit de documenter. »
            Oui, mais “ouverts au public”…
            D’ailleurs, à l’entrée, il n’y pas d’interdiction de photographier, et il existe pourtant un pictogramme pour cela, comme pour l’interdiction de fumer et d’entrer avec son chien.
            Quant au « règlement intérieur », il est rarement accessible, et encore moins de l’extérieur 😉

            Oui, ça peut tourner à la prise de tête, mais ils ne sont pas dans leur droit.
            Ils veulent le beurre et l’argent du beurre, notamment pour que certaines dérives ne puissent être immortalisées.

            D’ailleurs, à ce sujet (chez moi, désolé) : Droit de photographier et sens du commerce
            Et je parlais d’un autre incident ici, avec le pictogramme en commentaire.

            Par contre, eux, ne se gênent pas pour nous filmer dans tous les sens !

            Moi, je fais (presque) comme eux, par contre, je ne me balade pas dans ces lieux avec un reflex et tout ce qui va avec 😉

          • Pour le reste, ça devient dramatique en France, notamment avec ce qu’ils font au Sénat pour limiter la « Liberté d’expression », soi-disant contre les « corbeaux numériques ».
            Si ça passe, bloguer ne sera tout simplement plus possible :-/
            Et là, on ne se posera même plus la question de l’autocensure et de ses limites.

  5. Anecdotiquement, il m’est arrivé récemment, à trois reprises, alors que j’étais en randonnée, de croiser des groupes (notamment en pique-nique) qui me hélaient « le photographe, le photographe… » à cause de ma sacoche et de mon appareil autour du cou et qui réclamaient d’être pris en photo.
    La chose faite, personne ne m’a demandé de les envoyer, malgré mes propositions, ne serait-ce que pour voir le résultat.
    Et moi, j’en fais quoi de ces photographies d’inconnu(e)s ?

    Réponse
  6. Il me semble bien que la prise de photos est autorisée en tout lieu ouvert au public ( à partir du moment ou la personne photographiée n’est pas seule. C’est l’usage de cette photo qui peut être répréhensible.

    Réponse
  7. Tout cela paraît simple…
    « Il me semble bien que la prise de photos est autorisée en tout lieu ouvert au public ( à partir du moment ou la personne photographiée n’est pas seule ) »
    Certes, belle intention, mais si cette personne est accompagnée de son amant/maîtresse? si cette personne se balade avec des inconnus alors qu’elle est supposée être au taf, ou chez elle pour cause d’arrêt maladie? Ceci devient encore plus rigolo (?) avec la reconnaissance faciale…

    J’ai toujours été étonné de constater par ailleurs que les plus véhéments à refuser de figurer sur une photo sont souvent les plus acharnés à nous (enfin, eux et leurs pareils, pas moi) infliger le spectacle de leur tronche sur Fècebouc, et les plus fiers de « passer à la téloche » !

    Réponse
  8. @ B, à Chelles

     » J’ai toujours été étonné de constater par ailleurs que les plus véhéments à refuser de figurer sur une photo sont souvent les plus acharnés à nous (enfin, eux et leurs pareils, pas moi) infliger le spectacle de leur tronche sur Fècebouc, et les plus fiers de « passer à la téloche » ! »
    Mais c’est logique, il leur faut maîtriser leur image.

    Réponse
    • Et quand on voit leur niveau de maîtrise…

      Réponse
  9. Ce qu’il faut observer, c’est qu’on est passé d’un regard humain et à intention d’élucidation du monde à un regard automatique de caméra de surveillance à intention de sécurisation du monde.
    Ce qui est d’ailleurs consensuel et oserais-je le dire ? Peut parfois, c’est triste à dire, être un moindre mal. Les « Chinois »agressés à Paris veulent qu’on sécurise leurs quartiers avec des caméras. Pas l’image mais toujours la surveillance sur la population demandée par elle pour éviter un dommage : des postiers demandent des pointeuses pour qu’on ne puisse pas les forcer à faire des heures supplémentaires gratuites.

    Concernant l’Histoire ?
    Je crois en la fiction. Romans ou films peuvent parler de ce qui est insaisissable en documentaire.

    Réponse
    • Et aussi, en parallèle, on est passé d’un regard sur les autres à un regard sur soi, puisqu’une bonne partie des « photos avec des gens dessus » sont désormais des photos de soi (des selfie, quoi).
      Avec toute la mise en scène que cela implique : la mise en scène de soi étant plus facile mettre en œuvre que la mise en scène des autres.
      Donc « l’iconographie de nos vies » que nous laisserons sera en bonne partie cette iconographie mise en scène, factice, de nos vies, que nous semons sur les réseaux sociaux. (Je dis « nous » mais je ne suis pas sur ces réseaux).

      Réponse
  10. Agnès :

    mais qu’elle noyée par les représentations publicitaires

    À la fin du libelle, manque donc le « est ».

    Le droit à l’image est comme tous les droits, une forfanterie de la bourgeoisie qui, comme déjà dit, plus ils sont vieux…

    Il n’y aura jamais donc de solutions viables pour la liberté de chacun dans cette société-ci.
    Et quoi d’étonnant à cela puisque le droit à l’image est comme tous les droits, une forfanterie bourgeoise où, plus ils sont vieux,…
    Gériatriquement, on touche même le bout du bout ces temps.

    Réponse
    • Merci. Je dois avoir faim, quelque part, avec cette manie que j’ai de manger les mots…

      Réponse
  11. Je sais pas…

    Quand je suis passé en Inde (ça remonte un peu maintenant), il nous est arrivé plusieurs fois de nous faire interpeller par des gens qui voulaient se faire photographier avec nous… C’était étonnant cet enthousiasme à vouloir figurer aux côtés d’européens sur une photo qu’ils ne verraient eux même jamais, c’était bon enfant, et ça nous a fait rencontrer quelques personnes…

    D’un autre côté, je n’ai jamais aimé sortir mon appareil pour prendre des gens que je ne connaissais pas en photo… C’est rentrer dans leur intimité sans leur demander leur permission…
    Sans parler du droit à l’image et de la critique qu’on peut en faire, sortir son appareil photo et prendre quelqu’un c’est pas si anodin… Il y en a qui ne veulent pas – par pudeur/complexes, par croyance, simplement parce que ça les emm*** – qu’on les prenne en photo, et ça peut se comprendre et se respecter.

    Autre souci de la photo, la numérique qui se retrouve sur internet. A l’heure où certains logiciels reconnaissent n’importe qui sur une photo, où les renseignements se nourrissent de tout ce qui se dépose sur les réseaux sociaux, je connais pas mal de monde qui ne veut pas se faire prendre en photo, par principe. Pour ne pas figurer sur les fiches des RG ou autre renseignements étatiques…

    Bref, pas facile de penser l’ethnophotographie, comme tu dis, sans se poser les questions de la surveillance généralisée liée à l’époque.

    Puis, d’un autre côté, Agnès, ne t’en fais pas trop.
    Jamais époque de l’humanité n’a laissé autant de documents que la notre. Que ce soit en matière de phots de textes où d’archives sonores, on a, en deux siècles laissé bien plus d’archives que n’avaient laissées tous les autres humains avant…
    Le travail des chercheurs de l’avenir (si l’humain survit…) consistera beaucoup plus à faire du tri qu’à manquer de matériel… même si au gré des époques, un type de docs apparait plus qu’à une autre. 😉

    Réponse
  12. Dans notre mondialisation hyper connectée, le droit à l’image est un frein positif que les premiers photographes n’avaient pas à utiliser pour la raison même de l’élite que représentaient alors ces remplaçants des peintres anciens dont ils bénéficiaient l’aura.
    Les opérateurs photos de la Marine s’appellent toujours des peintres de Marine.
    Doisneau en est une illustration convaincante, ses clichés étaient souvent la reconstitution de ce qu’il avait vu auparavant ou de ce qu’il imaginait dans un lieu particulier, l’école, l’usine, la rue, autres…

    Maintenant, la représentation par l’image est victime d’un tel foisonnement d’outils numériques que rien ne représente plus rien par lui-même et, de fait, les abus font parties des mœurs contemporaines.

    Pour ma part, en tant qu’opérateur d’images, je ne gère pas mes droits, non parce que je suis détaché de celles-ci mais parce que je suis détaché de l’usage du droit, quel qu’il soit.
    Vivre Libre, ce n’est pas aménager sa liberté à sa façon de vivre mais l’inverse, quoiqu’il en coûte d’effort pour s’y maintenir.

    Réponse

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