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10 janvier 2012

Je ne suis pas encore assez cynique pour te souhaiter la bonne année.


CouchantOu alors je te la souhaiterais courte, bien courte, avec effet rétroactif.
Non pas que je ne t’aime pas. Bien au contraire. C’est bien parce que je t’aime.

Cela fait cinq ans et deux mois.

Il a annoncé ça entre la poire et le fromage et je l’ai pris en pleine face, comme une sentence.
Putain, cinq ans !
Je n’arrive juste pas à imaginer ce que cela représente pour toi… vraiment. Je n’y arrive juste pas, comme je n’arrive toujours pas à me représenter la mort, ce grand néant, ce grand rien. Non, même pas du rien. Quelque chose de profondément inhumain et de définitivement hors de notre portée intellectuelle. Enfant, au cœur de la nuit, quand il n’y avait plus ni bruit ni lumière, je tentais de ne plus exister pour imaginer le moment où je ne serais plus. Et je me noyais immédiatement dans un flot de terreur pure dont j’émergeais aussitôt d’un sursaut nauséeux.
Un peu comme pour toi.
Sauf que je ne peux pas m’empêcher de me dire que ce qui t’arrive est encore pire. Pire et monstrueux dans sa simplicité indicible.

Je ne vais presque plus te voir.
Non pas que l’odeur douceâtre et pénétrante de ta chair qui se putréfie lentement me dérange plus que cela. Ou ton visage émacié qui ne te ressemble plus depuis longtemps, si longtemps. Ou ton regard fou qui traverse l’insubstance du temps et des êtres et dont je n’ose pas imaginer ce qu’il peut bien voir, depuis tout ce temps, comme si tes yeux étaient la porte d’entrée vers ce non-monde qui nous terrifie encore tous tellement. Ou même tes gémissements lugubres qui glissent sur la moquette feutrée, hors de ta chambre-nécropole et nous rattrape dans l’escalier quand on se croit enfin partis. Ni tes hurlements de douleur animale quand l’infirmière doit te vider le rectum pour que tu ne meures pas empoisonnée par tes pauvres fèces à moitié pétrifiées. Ni ta bouche sèche et béante qui s’acharne à pomper encore quelques décilitres d’air comme un poisson affolé. Ni ton souffle noyé par tes propres crachats. Ni ta prison de chair qui fond, qui se rétrécit, mais ne te lâche pas. Ni même ce masque mortuaire qui te sert de visage et qui se déforme en un obscène masque de douleur surhumaine quand, par hasard, ton esprit reste quelques secondes suspendu avec nous et que tout ton être se fige dans l’immonde révélation de l’horreur de ta situation.
Non, rien de toute ton agonie qui n’en finit plus n’est insurmontable pour moi.
Ce que je ne supporte plus, c’est nous.

Nos mots creux. Nos sourires factices. Notre comédie polie et civilisée. Son amour insensé qui te maintient en vie, alors que tout cela, pour moi, n’est ni de la vie, ni de l’amour.
Parce que si c’est ça, l’amour, je veux bien m’en passer jusqu’à la fin de mes jours. Surtout à la fin de mes jours. Je veux que personne n’ait besoin de moi au point de me refuser une sortie digne du théâtre de l’existence. Je veux que nul ne puisse s’arroger le droit de me faire durer au-delà du terme décent de ma vie, juste pour s’offrir une sorte de rédemption morbide. Je ne veux juste pas qu’un amour m’enferme jusqu’à la totale négation de mon être, jusqu’à ce que je ne sois plus que l’incarnation débile et racornie de regrets qui n’ont plus lieu d’être. Si je devais un jour me retrouver réduite à ce simulacre d’existence, je voudrais juste que quelqu’un ait assez de force et d’amour pour moi, justement, pour me coller un oreiller sur la gueule, le temps qu’il faut, capable de comprendre que l’amour n’est pas ce qui garde, ce qui maintient, ce qui enferme, ce qui prolonge à tout prix, mais bien ce qui élève et ce qui libère l’autre, même au dépens de soi.

Amour à mort 1

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17 Commentaires

  1. "Un oreiller sur la gueule "… Ou quelque coquetèle létal, c’est moins brutal. Le résultat serait le même. Je pense qu’on est un paquet à penser comme toi. Mais c’est pas évident de trouver, au moment M (comme mort) les complicités nécessaires …

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  2. Oui, on est tous un peu lâche dans ces cas-là. Peut-être faut-il se maquer avec son pire ennemi, finalement, quelqu’un qui ne se posera pas de questions existentielles à la con, vers la fin, qui sera juste froid, efficace et pragmatique. Et donc d’une infinie miséricorde.

    Réponse
  3. Comment savoir ce qu’il en est vraiment des relations entre celui/celle qui devrait pouvoir partir et ceux qui ne peuvent accepter d’ouvrir la cage aux oiseaux, comme le titre Jaddo dans un texte dont j’avais trouvé le lien ici.
    http://www.jaddo.fr/2011/12/27/ouvr

    Je m’étais dit alors que, personnellement, je serais bien assez égoïste pour mourir quand même, démerdez-vous sans moi, bordel. Mais qui sait, si quelqu’un de mon entourage en avait VRAIMENT besoin? En même temps, justement, ça me semble impossible, pas le genre de la maison. Je sais pas…

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  4. On ne confie pas à l’hôpital ceux auxquels on tient.

    Je ne sais pas ce qu’ils peuvent y gagner, mais ce qu’ils y perdent, c’est la dignité.

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  5. On essaye de ne pas y penser. On y arrive presque.
    Et vlan, revoilà madame Agnès !

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  6. Pour moi,c’est impossible,pas moyen de donner la mort….Je n’ai pas eu le courage,c’est de la lâcheté.
    5 ans moi aussi,coeur qui s’arrête,con de toubib qui le relance.Jambes que l’on coupe,l’une après l’autre.Coma.Elle revient à la vie,mais ne parle plus.(quand,elle était jeune,elle disait tuez moi,si je ne peu pas)pendant 5 ans,elle ne l’a jamais demandé mais elle souhaitait la mort.
    Moi,je suis traumatisé par ces années de guerre ,parce que c’est une guerre la maladie d’un être proche,j’en suis sorti épuisé,vidé.
    On se sent glisser,entrainé dans la mort par le malade.

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  7. Tu as vu "Un coeur en hiver", Agnès ?
    (Avec Auteuil, Béart, Dussolier …)
    Il y a une unique vraie scène d’amour dans ce film, c’est un geste d’euthanasie accompli par le héros lors de l’agonie de son père adoptif …

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  8. Je ne sais pas pourquoi, mais chaque fois que je te lis, Agnès (permets moi de te tutoyer, tu connais sans doute la phrase de Prévert), "ça me parle"…

    Là, ça m’ a fait penser à nos animaux familiers, nos chiens, nos chats, les petites bêtes qu’on aime, et qu’on accompagne jusqu’à leur fin, qui normalement, arrive avant la nôtre. C’est chaque fois très dur, mais quand ils ne peuvent plus, on se doit de les aider à passer de l’autre côté, doucement, tendrement, même si ça nous déchire, et qu’ils emportent à chaque fois un peu de nous, aussi.

    Pour ceux qu’on aime vraiment, tous les vivants, humains ou animaux, l’oreiller sur la gueule, comme tu dis, est obligatoire.

    J’espère avoir le courage de le faire quand le moment sera venu. Et que ceux qui me survivront auront celui de le faire pour moi.

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  9. Terrible texte.
    Et tout à fait d’accord avec toi, je crois bien.
    Ça confinerait sinon à un pur sadisme enseveli sous une tonne de lâcheté.

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  10. J’ai l’impression de lire du Annie Leclerc dans vos derniers mots : " l’amour n’est pas ce qui garde, ce qui maintient, ce qui enferme, ce qui prolonge à tout prix, mais bien ce qui élève et ce qui libère l’autre, même au dépens de soi" et c’est un compliment. Ce texte est fort et beau et fort vrai.

    Réponse
  11. Agnès, tu viens d’écrire le texte que je ne pourrais jamais écrire mais que je vis au jour le jour.
    Merci. Je t’embrasse.
    Sylvie

    Réponse
  12. Pas le courage de le faire mais celui de le dire. Cette agonie est épouvantable et nous sommes heureusement incapables de nous imaginer dans cette situation. Mais nos proches en déliquescence, c’est en effet cette culpabilité paradoxale qui nous ronge.

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  13. Oui , c ‘ est exactement ça !!! Merci de le dire . On en est un peu tous là . T ‘ inquiète , Agnès , on a tous peur de mourir comme le disait si bien Blaise Cendrars , qui voyait bien ses compagnons de guerre se chier dessus en allant aux casse-pipes perdus d ‘ avance – ou comme tremblent les gazelles quand le jaguar fond sur elles ! Je rêve moi aussi d ‘ une mort douce , consciente et fière – heureuse pourquoi pas . Du style m ‘ ouvrir les veines sur la belle plage au soleil levant d’ un été parfumé . Mon amour serait-elle assez forte pour rire encore avec moi , admirer encore , puis me laisser ouvrir la cage mystérieuse ? – T ‘ inquiète , Agnès , oublie un peu ceux que tu as tant aimés et qui ne sont pas partis si joyeusement . Ils ont tout de m^me rejoint eux aussi les terrains de chasse du Grand Esprit . Ils courent désormais dans les prairies infinies avec les chevaux sauvages . Pense à toi . Cours sur la plage , extasies-toi encore des rires et de l ‘ amour des frères et soeurs humains que tu aimes , ceux qui savent ! Alors je te souhaite une vraiment bonne année , d ‘ amour et de bonheur ! Moi j ‘ai de la chance . J a i 57 ans et j ‘ ai rencontré il y a 2 ans la femme de ma vie . Nous avons le m^me âge et nous aimons comme des fous . Allé , bye , merci pour ton blog – LOVE –

    Réponse
  14. Passage choisi
    J’ai longtemps hésité avant d’oser écrire ce livre. Comment résumer mes vingt armées d’installation en qualité de médecin généraliste à Saint-Étienne en Montagne ? Il s’est passé tellement de choses bouleversantes, qui ont changé à jamais la vie des habitants de cette paisible commune rurale, et la mienne. Vingt années entre le rire et les larmes, la joie et la détresse, le bonheur et la souffrance, entre la vie et la mort. Le quotidien en bref d’un médecin de campagne, dont le métier est aussi bien d’assister aux accouchements que de fermer les yeux des morts. La routine d’un travail déjà profondément complexe, et dans le contexte de l’installation à Saint-Étienne en Montagne, considérablement amplifié par la caisse de résonnance du désert médical du haut plateau ardéchois. Mes succès et mes échecs n’auront pas les mêmes conséquences sur cette terre oubliée des dieux, balayée par la Burle, coupée du monde par des mois de neige formant sur des routes déjà chaotiques des congères infranchissables. L’exercice de mon «art médical» n’aura pas la même incidence ici que dans ma ville natale, Marseille, baignée de soleil, sublimée par la Méditerranée, la plus belle des mers, et qui n’avait qu’un seul défaut à mes yeux, responsable de mon lointain exil montagneux : la surpopulation médicale. Ayant la phobie de la salle d’attente vide, situation que j’avais vécue en qualité de remplaçant pendant un an, j’avais pris le contre-pied absolu : j’irais m’installer dans le seul canton de France qui n’avait jamais eu de médecin !
    Situation alors inédite à l’époque, qui devint au fur et à mesure des années la dure réalité pour de plus en plus de campagnes.
    Situation soi-disant déplorée par nos élus, mais à vrai dire provoquée, soigneusement entretenue par une politique, une fiscalité et une pression administrative écrasante. En réalité, à toutes les échelles du pouvoir, on assiste à une démolition en règle des cabinets médicaux qui subsistent. Tout est fait pour leur substituer des «maisons médicales», où de rares permanences effectuées par des docteurs souvent étrangers, donnent à notre administration le sentiment du devoir accompli, et la jouissance d’avoir remplacé à bon compte des médecins libéraux jugés trop indépendants, pas assez serviles…
    Avant de franchir définitivement le pas, et en bon élève de ce que je pensais être à l’époque un comportement confraternel, j’écrivis au président du conseil de l’Ordre de l’Ardèche et aux médecins les plus proches de mon installation. Je leur faisais part de mon désir de venir m’installer en ce lieu, et de ma joie de pouvoir collaborer au suivi médical de cette population si éloignée des hôpitaux. Ils étaient tous étrangement distants de cinquante kilomètres, dans un canton ardéchois en contact de deux autres départements : la Haute Loire, et la Lozère. Sur un point de la carte, pas très loin du village, trois régions différentes se touchaient : le Languedoc-Roussillon, l’Auvergne, et la région PACA. Situation pour le moins écartelée, dont la bizarre impression de discordance était accentuée par l’extrême diversité du paysage, hésitant entre forêts denses et sombres de conifères dignes des Laurentides du Canada, et vastes steppes d’herbe rase balayées par des vents semblant venus de Mongolie orientale…
    Avant d’arriver à Saint-Etienne en Montagne, un panneau signalant le partage des eaux entre Méditerranée et Atlantique vous mettait en garde, à des centaines de kilomètres d’un quelconque littoral : la pluviométrie ici vous jouerait des tours…

    Réponse
  15. @Kinou (#4)
    J’ai déjà mené cette guerre pour mon père et je l’ai perdue. La maladie nous déclare la guerre une seconde fois, à ma mère, mon frère et moi.
    La première m’a terrassé, j’ai à peine résisté. Trop peur. Tétanisé.

    Cette fois-ci, 10 ans après, j’ai de nouvelles armes mais elles sont bien minces.
    En hôpital, ma mère garde sa dignité contrairement à ce que j’ai lu. Elle est entourée, soutenue, écoutée, motivée par sa soeur ancienne instit’ qui lui trouve des subterfuges pour pas perdre la boule, et elle est submergée de dessins de ses tout jeunes petits-enfants.

    On fait tout ce qu’on peut, c’est-à-dire pas grand chose à mes yeux mais j’espère beaucoup à ses yeux à elle.
    Et ce putain de vide qui s’annonce… A nouveau, j’ai peur…

    Réponse
  16. comme toi j’ éprouve une sorte de répulsion devant cette situation surréaliste ; le terme : répulsion est plus fort ; la colère aussi me submerge ,car le très pâle reflet de cette forme allongée ne demande qu’ une chose simple et claire, je le sais! : laissez moi !
    l’ homme à ses côtés , tant pis si quiconque pense que je suis cruelle , ne désire qu’ une chose dans son profond égoîsme espère la garder encore c’ est parcequ’ il a peur de se retrouver seul ;
    j’ espère qu’ il n’ en a pas conscience et je le souhaite , une telle pensée serait pour moi intolérable : ce qui veut dire au grand jamais ! jamais ne me faites endurer vous qui m’ aimez , un tel calvaire je vous en supplie ! quand le moment sera venu ; c’ est une prière , en tout cas la mienne .

    Réponse
  17. « Je veux que nous sortions ensemble de l’opposition entre liberté individuelle et solidarité.
    Je suis pour l’aide active à mourir, je suis contre une société qui tue car elle ne sait pas répondre à la peur de l’abandon ou de la souffrance.
    Cela impose, avant que l’aide active à mourir ne devienne effective, pendant que ses modalités seront débattues et progressivement mises en œuvre, d’opérer un investissement massif sur l’accompagnement des personnes en fin de vie. Un investissement économique et humain.

    C’est par l’accompagnement que le droit à mourir dans la dignité prendra tout son sens.
    C’est par la solidarité qu’il deviendra véritablement une nouvelle liberté. »

    http://evajoly2012.fr/2012/03/24/di

    Réponse

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