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La petite mécanique du hasard

Par Agnès Maillard
5 janvier 2011

Ainsi donc, il nous a fallu très précisément huit ans pour parvenir à égarer la gosse.


La disparitionCertains événements doivent arriver. On a beau lutter, chercher à louvoyer, ruser ou foncer dans le tas, il y a des moments où absolument tout concorde pour nous mener exactement dans une certaine situation, à un certain moment. Il s’agit là d’un excellent ressort dramatique dans les séries policières, une construction de film impeccable, mais pas seulement. Il s’agit aussi de cette incroyable mécanique du hasard qui se met parfois en branle et qui aboutit à une situation inextricable, quoi que l’on fasse, quel qu’ait été notre niveau de vigilance ou d’anticipation de l’imprévisible. Dans un bon film, on sait exactement à quel moment les héros passent le point de non-retour sans le savoir, alors que dans la vraie vie, il est bien difficile de remonter l’écheveau des incidents et contretemps qui aboutissent inexorablement au moment où nous ne sommes plus que les lapins de garenne hypnotisés par les phares du camion qui s’apprête à les écraser.

Est-ce que tout commence au moment où ma fille m’annonce que je vais devoir faire un gâteau pour son vrai anniversaire, le lendemain et où je me demande de quelle créature vaguement comestible va accoucher mon cortex de mère indigne ? Ou alors, c’est quand la maman d’un copain d’école invite la naine à l’autre anniversaire du mercredi, ce qui m’oblige à envisager une transhumance urbaine pour trouver un cadeau convenable ? Ou juste ce foutu réveil qui me propulse avec une belle indifférence électronique dans une drôle de journée sans fin.

À moment donné, j’aurais dû croiser le père de ma fille pour lui dire qu’il la récupérerait après le théâtre au boulot. Comme presque chaque mardi. Mais de rencontres fortuites en coups de fil impromptus, on s’embrasse en coup de vent entre deux portes. À ce soir. N’oublie pas le gâteau et les bougies. Tu vois ta copine la prof au bistro des filles, ce soir ? C’est pour lui remettre un paquet.

J’ai à peu près tout bon jusque vers 18 h.
Je récupère les gosses exactement au jeté de bus scolaire à 17 h pétantes et je les dépose exactement au moment où la prof de théâtre ouvre la porte de la salle de répétition. C’est aussi cela, la vie de parents : une course sans fin contre la montre où s’affinent les translations et les secondes avec une précision d’horloger suisse.

  • Tu largues la gosse à son père en passant ?
  • Pas de problème !
  • Bisous. Et bonne année aussi.

À 17 h 24, je suis devant mon Riqles à deviser doctement sur le gavage des non-palmipèdes gersois à l’heure des fêtes. Tradition locale bien enracinée, marathon gastronomique d’une quinzaine de jours et d’une poignée de kilo. Le lundi matin, au moment de reprendre le collier, le Gascon se rend compte que ses fringues ont rétréci au lavage : — Moumoune, je t’avais bien dit de ne pas laver mes chemises à 70 °C ! — Mais je n’ai pas lavé tes chemises à 70 °C !
17 h 34. Ma compagne de beuverie débarque et se jette avec une perversité non feinte sur un abominable Coca Light. On parle couilles de mammouth avec la serveuse. Faut pas croire. Il s’agit juste de bonbons pour enfants.
18 h. La troisième larronne s’invite sur mon portable. Elle vient quand elle peut, pas tous les mardis. Mais là, il lui faut se changer les idées après une authentique journée de merde. Ça tombe bien, la prof de théâtre m’a passé des documents à lui remettre, au cas où… le hasard fait bien les choses. Juste le temps de prendre de la monnaie au distributeur et j’arrive.

Là, ça commence à patiner. Je ne sais plus si c’est de la faute au distributeur, ou une connaissance croisée dans la rue, ou n’importe quoi d’autre. Elle n’arrive qu’à 18 h 30.

  • C’est con, ce soir c’est l’annif de ma fille, je ne vais pas pouvoir rester beaucoup plus longtemps.
  • J’ai eu une journée, je ne te raconte pas !
  • J’ai des documents pour toi de la part de Machine !
  • Enfin une bonne nouvelle, tu me sauves la vie.
  • Ben, juste le temps de t’envoyer une bière de Noël et je te passe le paquet en partant. Parce que là, tu vois, c’est l’anniv…

Elle est partie dans son trip. Je comprends. Souvent, je fais pareil. Je pars dans mon trip et qui m’aime me suive.

En fait, ça doit être à ce moment que tout part en couille. Il est 18 h 45. Le cours vient de finir. Dans 10 minutes, la gosse voit son père, dans 20, elle est à la maison en train de sauter comme une puce sur le dos d’un chien galeux. Mon portable sonne encore. C’est Mamy, pour souhaiter un bon anniversaire. Je tente de lui expliquer que je ne suis pas encore à la maison, mais que je vais bientôt y être, qu’il faudrait appeler sur le fixe, mais l’info ne passe pas bien, il faut que je m’en aille, mais la cops a une histoire savoureuse sur Corneille qu’elle veut absolument me raconter là, maintenant, tout de suite. Je raccroche avec le mauvais bouton et je plante Android. Je deviens totalement injoignable pour 20 minutes. Mais en fait, ce n’est pas grave. Parce que la prof de théâtre qui a aussi son lot de soucis, a oublié son mobile, pour la première fois depuis des temps immémoriaux. Mais ça, je ne le sais pas non plus. Tout ce que je sais, c’est que je dois absolument partir MAINTENANT ! Mais je dois aussi impérativement donner les documents à la cop’s qui est partie dans son anecdote comme l’armée napoléonienne sur le front russe.

Quand j’arrive enfin à démarrer, il est déjà 6 °C… flûte! l’horloge de bord est en mode température, et comme par hasard, il se met à pleuvoir. Ce qui n’est pas important, en soi, sauf que… les balais sont neufs et le parebrise itou. Un parebrise qui a pris un caillou il y a quatre semaines. Ce qui arrive souvent dans le coin, vu l’état des routes. À chaque fois, on vérifie s’il y a un petit impact en forme d’étoile, un coup chez Carglass et c’est reparti comme en 40. Pas d’impact. Mais la semaine suivante, il gèle à pierre fendre sur le bled et c’est mon parebrise qui se fissure sur toute sa largeur. Il y avait bien une étoile, mais juste, juste au bord du parebrise, à la lisière du caoutchouc et je n’ai rien vu… jusqu’à ce qu’il soit trop tard et que nous ayons le mois de décembre le plus froid de ces 20 dernières années… et que l’on est la veille de Noël, et que ça va me coûter une couille avec la franchise… et à ce prix-là, vous devriez changer les essuie-glace… qui couinent à présent misérablement sur la vitre neuve et sous le premier crachin de l’année. Ce qui n’est pas important non plus. Sauf que le balayage alternatif est en panne depuis 8 mois, que je dois arrêter manuellement les essuie-glace à leur point bas, sous peine de les avoir en plein dans la lucarne. Dans laquelle surgit brusquement une petite voiture sans permis… et sans révision des feux arrière.
Mais mes freins sont meilleurs que mes suspensions et l’enchaînement s’arrête là.

Il est déjà 19 h 12 quand j’arrive devant la maison comme un lièvre poursuivi par une meute de Saint-Hubert (le chasseur, pas le beurre en barquette), juste au moment où monsieur Monolecte met sa clé dans la serrure de la porte d’entrée, juste le temps de surgir de ma bagnole comme un diable de sa boîte, nos regards se croisent et en un dixième de seconde nos yeux s’arrondissent.

Où est la gosse ?

Je pense à une blague. Lui aussi. Ben non, elle n’est avec personne.
Attends, j’appelle… personne, puisque cette saloperie de mobile est en train de redémarrer. Je me rue à l’intérieur, attrappe le fixe… qui n’est pas en panne. J’appelle la prof de théâtre chez elle… ben non, son mari l’attend et s’inquiète. Il voulait l’appeler, mais elle a oublié son portable à la maison.
Pour la première fois de ma vie, j’ignore totalement où peut bien se trouver ma fille.

  • Mais pourquoi es-tu parti sans elle ?
  • Comme je n’ai pas vu Machine arriver, j’ai pensé que c’est toi qui la récupérais et je suis rentré.
  • Ouais, sauf que j’ai dit à Machine de te la déposer.
  • Oui, mais on ne s’est rien dit entre midi et deux.
  • Oui, je sais.

Mais en fait, on ne sait rien.

Fondamentalement, elle n’est pas perdue. C’est juste qu’on ne sait pas où elle est. Jusqu’à 19 h 45. Subduction de 35 minutes de la chair de ma chair. Où la prof arrive à la maison : c’est juste un papa qui s’est pointé avec 20 minutes de retard au théâtre. Et un téléphone oublié. Et d’arriver en retard au bureau où un autre père n’a pas attendu. Parce qu’il n’avait aucune raison de le faire. Et des téléphones en panne qui ne répondent pas. Et des routes glissantes dans la nuit. Mais on s’en fout des routes. Cette fois-ci, c’était juste une histoire de rendez-vous manqué. Une grande trouille pour rien.
Non, pas pour rien.
Juste pour appréhender dans sa chair l’implacable mécanique du hasard et se réjouir de s’en tirer à si bon compte.

Mais le soir de son anniversaire. Quand même. Dans un film, personne n’y croirait !

La petite mécanique du hasard 1

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13 Commentaires

  1. y a des jours comme ça… ça me fait penser à cet espèce de film avec plein de leprechauns ‘achment polissons, qui font partir le pauvre gars dans une série de galères -alors que celui-ci n’y voit que du feu et incrimine le hasard.
    Finalement le gars part se coucher en espérant que ça se tasse, et la nuit est pire encore.
    Heuruex en tout cas que la fin du films soit un happy end en ce qui te concerne Agnès!

    Réponse
  2. C’est amusant : c’est à la fois banal et remarquable. Banal, parce que ça peut arriver à n’importe qui (les imprévus et tout ça). Et remarquable, parce qu’être perdu c’est quand même d’une certaine importance.

    Et puis, ça dit des choses sur la façon dont on prévoit nos vies (ou certains, en tout cas). Tout d’abord, on s’organise, on planifie, etc. quand on sait qu’on ne peut/pourra pas communiquer. Et on dépend de l’absence d’imprévus, de l’absence de malentendus, etc. Et ensuite, on utilise (de plus en plus) les moyens de télécommunications pour quand même communiquer, pour finir par s’organiser à distance, etc. Et donc, on se met en plus à dépendre de ces technologies, de ces outils…

    Et j’aurais envie de dire qu’il faudrait utiliser encore plus la technologie pour résoudre ces problèmes. Pour éviter les malentendus : dire où on est, ce qu’on fait, ce qu’on va faire, etc. Mais ça met en évidence qu’on s’enfonce un peu plus profondément dans ce qui fait notre vie (privée). Et aussi, qu’on a (peut-être malgré soi) tendance à aller aux limites. Et ici, une sorte de limite de la polyvalence, de la flexibilité, de l’improvisation, de la désorganisation (aussi, un peu).

    Et puis, il y aura toujours ces imprévus… (qui peuvent aussi toucher la technologie, elle n’y échappe pas).

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  3. Tiens, ça me rappelle des souvenirs…
    Un soir, parce que la neige m’avait retardée, ma fille (à peu près l’âge de la tienne) avait tenté de remonter seule à la maison dans le brouillard et la tempête. Heureusement, une voisine qui était venue en voiture chercher ses propres enfants l’avait ramenée chez elle. Sauf que moi, j’avais trouvé en rentrant la maison vide et personne nulle part, ça fait un sacré choc en attendant le coup de fil rassurant.

    Un autre gag, mais nous n’en étions ni les héros, ni les victimes, un gosse de maternelle confié à un voisin pas bien malin avait été déposé dans la cour de récré d’une AUTRE école, c’est quand les maîtresses ont fait rentrer les enfants qu’elles ont découvert le malheureux égaré (mais à qui le rendre?).

    Réponse
  4. Trente années « glorieuses », trente années « piteuses».
    Nous, parents, sommes devenus des procès industriels, transformés à note insu en technocrates « naïfs».
    Attention, la prochaine étape, c’est d’acheter des « Converse géolocalisable » à l’intention des prunelles de nos yeux qui porcelainent au moindre hic.
    La progéniture sera livrée à elle-même mais on saura où, au mètre près.

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  5. "Et j’aurais envie de dire qu’il faudrait utiliser encore plus la technologie pour résoudre ces problèmes…
    Et puis, il y aura toujours ces imprévus… (qui peuvent aussi toucher la technologie, elle n’y échappe pas)."

    Ah ces IMPRÉVUES, le sel de nos vies, ce qui nous enseigne à être adaptable, conquérant(e), généreux(se).

    Auprès des enfants (et mes petits enfants), j’aime appliquer cette maxime africaine :
    "Si un enfant joue avec une pointe de flèche, ôtes-la lui vite des mains qu’il ne se blesse.
    S’il pleure pour la reprendre, tu l’affûtes et tu lui rends."

    À trop nous conforter nous-mêmes, ne fortifions-nous pas trop l’irresponsabilité chez nos enfants ?

    Tchap ? 😉

    Cette intervention ne vise que les propos du post3 que j’ai mis entre guillemets et non le billet d’Agnès directement où les circonstances furent du hasard accumulé.

    Réponse
  6. c’est vrai que le commentaire n°3 a de quoi être inquiétant : utiliser de plus en plus la technologie pour pallier aux imprévus de la vie? concernant les enfants, en plus? Ca me fait penser à certaines de ces idées (sorties de je ne sais quel cerveau sarkoïdo sécuritaire) : mettre des bracelets GPS aux nourissons dans les maternités… ou une puce RFID sous la peau de nos chers bambins "pour pallier aux enlèvements". Encore des "préconisations" qui, au prétexte de lutter contre des phénomènes certes terribles (enlèvements, disparitions, pertes d’enfants ..), mais marginaux en proportions, grignotent encore un peu plus ce qui fait le sel de nos vies : la liberté, et ses imprévus. Méfions-nous!

    Réponse
  7. Ça me fait souvent flipper aussi ce genre d’histoire. L’autre jour, j’ai presque oublié d’aller rechercher n°2 à la flûte. En fait, j’étais juste très en retard, c’est donc une dame qui me l’a ramenée à la maison, alors que j’en sortais seulement.

    Enfin, y a pas de raison de culpabiliser, je crois que ça nous arrive(ra) tous un jour…

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  8. On a presque été bons jusque là.

    Deux autre fois, c’est elle qui s’est plantée : elle devait rester à la garderie du soir, elle a oublié et a pris le bus de ramassage scolaire. Elle s’est donc retrouvée à la croisée des chemins, au milieu des champs.

    Le premier coup, il y avait une autre mère qui attendait les siens. Elle a donc pris la mienne, l’a collée devant un goûter et la Wii et m’a appelée (on est prévoyantes, les nanas de l’arrêt de bus : on s’est échangé tous nos numéros de téléphone, au cas où ça arriverait. Et ça arrive toujours). Donc, j’ai fini par débouler et ma gosse de chouiner, parce que c’était mieux chez l’autre maman, avec ses copains de bus!

    Le deuxième coup, il n’y avait personne à l’arrêt de bus. Là, la gosse a eu les boules énormes. La chauffeuse, que j’ai croisé tout l’automne aux manifs, a juste fait un détour pour ramener la gosse à la garderie. Je suis arrivée comme une fleur, ne me doutant pas que la naine avait été perdue dans la pampa gasconne…

    Le dernier soir avant les vacances, c’est l’inverse qui est arrivé : j’étais à l’arrêt de bus, ma fille était à l’arrêt de bus et j’ai pris une déferlante de nains sous mon aile, seule parente dans le coin. Il pleuvait et il faisait froid en même temps, j’ai envoyé tout ce petit monde dans la maison à côté dont un des gosses avait la clé et je suis restée plantée à la croisée des chemins à guetter les parents qui avaient été retardés, ce jour-là, par un contrôle routier.

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  9. Ah, ces contrôles routiers! Mais quand même, rien n’est perdu! Même en rase campagne l’état reste sécuritaire, ouf. Donc Bonne Année Agnès, Bonne Année Monolecte et monolectette et merci de nous donner déjà de la joie, de l’enthousiasme, du questionnement, de la beauté, de l’espoir, bref tant de richesses, à travers tes chroniques.
    Bonne Année les monolectovores!

    Réponse
  10. Oh, la vache, je connais. Stress, stress, stress.

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  11. Franchement, pourquoi sur rezo? La c’est un oeu de l’abus quand meme…

    Réponse
  12. Je ne savais pas que tu avais eu une fin de journée de merde quand j’ ai appelé,j’ étais "sur les nerfs" puisque privée de fixe depuis des semaines et que les communications de mon portable ne veulent atteindre l’ intéressé que depuis le fond de la cuisine, porte ouverte souvent;
    il faisait un froid de canard comme tu l’ as précisé et bon…..les nerfs à vifs tu connais ?!
    je ne me savais pas en phase avec toi , qui avais "égaré" la petite, etc…et d’ ailleurs je me suis dit: mais pourquoi ne me la passe t’ elle pas ?elle doit être avec elle!
    A moi aussi il est arrivé de ne savoir où était passé mon ainé; à ce moment là, le sang afflue dans la tête où reflue dans les pieds, et c’ est le bordel dans la tête !
    Et puis tout ou à peu près rentre dans l’ ordre, et c’ est reparti…….

    Réponse

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