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Manif surprise et Facebook, le téléphone arabe moderne

Par Agnès Maillard
7 octobre 2010

Démarrage en côte, ce matin, chez Le Monolecte : petit marathon matinal impromptu à la recherche d’une manifestation sauvage.
Un article OWNI


Manif surprise et Facebook, le téléphone arabe moderne 1Les habitués le savent : le matin, c’est revue de pressed’Internet, jusque vers 10h00, juste histoire de s’impreigner dès potron-minet de la fétidité du jour en Sarkoland, an de disgrâce III. J’oscille généralement entre colère et écœurement et selon l’émotion qui l’emporte, j’écris ou je me morfonds. Ces derniers temps, l’ambiance était plutôt à la nausée matinale, sans même l’espoir d’un heureux événement au bout.

Mais ce matin, par la grâce du téléphone arabe qui s’accommode fort bien des technologies de pointe, me voilà dans une bonne grosse vague de joie féroce, empoignant tout mon barda d’un geste ample et décidé avant de m’engouffrer dans la R25, pied au plancher vers le centre-bled. Je sais, ce n’est pas bien de doubler sur les zébras, mais mon petit doigt m’a dit que les ninjas volants en pyjama bleu viennent eux aussi d’avoir leur routine matinale bousculée par les événements en cours.

Le temps d’arriver et il n’y a déjà plus rien sur la place des bistrots. Je tombe sur la bouchère et lui lance au galop :

  • Vous n’auriez pas vu passer une bande de jeunes qui manifesteraient vaguement?
  • Oui, mais ça fait déjà bien 5 min qu’ils sont repartis vers les arènes.

Voilà donc comment je me retrouve à traverser tout le bled en semi-fond, à la recherche d’une manifestation fantôme que personne n’avait prévue. Le bled est aussi calme que d’habitude. Arrivée en bas, déjà bien moins fraîche qu’en haut, j’avise la poulaillère à roulette qui était donc bien réquisitionnée ici, au lieu d’aligner du pruneau sur les petites routes de Gascogne. Pas un cri, pas un bout de banderoles, je suis une pisteuse déplorable, incapable de débusquer une poignée de gueulards dans un bled moins grand que le Carrefour de Toulouse Portet. Je remonte la rue principale et tombe sur le minitroupeau des adorateurs du kebab. Toute la semaine, ils sont une demi-douzaine de gaziers à palabrer comme des vieux à bérets sur un bout de banc en béton.

  • Heu, vous n’auriez pas vu des collègues du lycée en train de faire une sorte de manifestation, quelque part?
  • Ben si, ils sont tombés sur les flics en bas, du coup, ils font le tour par les allées Parisot [NDLR : ben non, ça s’invente pas, on a vraiment des allées Parisot dans le bled, sauf que celui-là, c’était un sacré résistant !]. Ils devraient pas tarder à rejoindre la place du haut.
  • Merci les gars!

La place du haut. Celle où je me suis garée, où je retourne, toujours au galop, et où je déboule, juste à temps pour poser un genou à terre et commencer à mitrailler, enfin, ma manifestation surprise de lycéens.
Ils sont une petite centaine, très contents de leur effet, bardés de pancartes et de banderoles, mais avec un répertoire révolutionnaire des plus indigents : Sarkozy, si tu savais, ta réforme, ta réforme, Sarkozy, si tu savais, ta réforme où on se la met. Celle-là, elle date des manifs anti-Devaquet de 1986. Du coup, je me prends un quart de siècle dans les gencives, je me revois en train de draguer mollement celui qui deviendrait le père de ma fille et je me jure de ne plus jamais me payer la tête d’un ancien combattant.

Le cortège s’est enfin garé devant la mairie, tournant en boucle sur le même refrain avec une belle détermination juvénile. J’accroche une petite blonde platine que d’autres m’ont désignée comme faisant partie des leaders.

  • Bonjour, c’est quoi cette manif, j’étais même pas au courant?
  • En fait, c’était un peu l’idée, c’est une manif surprise.
  • Les lycéens ont décidé spontanément de rejoindre le mouvement contre la réforme des retraites.
  • Oui, mais c’est un peu plus compliqué que ça. En fait, ce sont les syndicats de travailleurs qui ont suggéré officieusement aux syndicats étudiants de lancer quelque chose de leur côté.
  • Ah, bon, ce n’est pas si spontané que ça… Et vous dépendez d’un syndicat?

Elle montre son gros autocollant Fidel collé sur son polaire

  • Ah, ben, oui, forcément.
  • On doit aller avoir le maire, là!

Les lycéens décident de faire un sitting bruyant, mais avec un seul couplet en tête, il faut bien avouer qu’ils rament sévèrement pour maintenir les décibels au taquet. Franchement, il va falloir penser à renouveler un peu le genre, question musique et slogan. Cela dit, c’est toujours mieux que la sono CGT qui crache le très joyeux et inapproprié J’ai la quéquette qui colle, dans les manifs de salariés.
Je me rabats sur un autre groupe de leaders.

  • Bon, en fait, pourquoi vous vous joignez au mouvement sur les retraites?

Elle, elle est brune et plus grande que moi. C’est comme ça. Dès la sixième, ils sont souvent plus grands que moi.

  • Parce que cela nous concerne : ils veulent faire travailler les vieux plus longtemps, alors que nous, on a déjà du mal à trouver un boulot.
  • Ah, bon! Donc, en fait, c’est assez égoïste, votre solidarité!
  • Oui, mais c’est vrai que c’est pas logique leur réforme, alors qu’on n’arrive pas à s’insérer.
  • Bon, on dit pas qu’il ne faut rien faire. On sait que ça ne peut pas continuer comme ça, mais c’est pas la bonne façon.

Celui qui vient d’intervenir a le poil au menton légèrement plus dru que les autres.

  • Tu es au syndicat lycéen, toi aussi?
  • Moi non, je suis un ancien, je viens de Toulouse pour leur prêter main-forte.
  • Tu es en fac?
  • Oui, je viens soutenir mes anciens copains.
  • Mais tu es un agent agitateur extérieur, en fait!
  • Oui, on peut dire ça.
  • Mais la manif, là, c’est le bled tout seul dans son coin?
  • Non, non, c’est pour aujourd’hui, partout en France.
  • Mais comment vous avez fait pour organiser tout ça?
  • Ben Internet
  • Oui, Internet… et des SMS.

Là, ça parle geek et tout de suite, il y a un petit groupe qui se forme autour de moi.

  • Expliquez!
  • Dès lundi, ça a tourné sur Facebook et là, ça va très vite. On a monté un groupe…
  • Non, c’était un événement…
  • Oui, un événement qui s’appelle "manifestations devant les lycées"…
  • Je vais aller voir
  • Non, ce n’est pas la peine, c’est un groupe privé.
  • Oui, moi, j’ai reçu le message lundi soir et tout de suite après, j’ai balancé plein de SMS partout chez mes copains.
  • Et puis là, on prépara le 12!
  • Le 12?
  • Ben oui, l’acheminement, pour les grandes manifs. Y en a qui iront à Auch et d’autres àToulouse. On s’organise, quoi!
  • Excellent. Vous pensez quoi, vraiment de cette réforme?
  • Ben tout le monde sait qu’il faut en faire une, mais pas celle-là.
  • Comment ça, il faut en faire une?
  • Ben, on le sait.
  • Vous le savez d’où?
  • Tout le monde le sait.
  • Mais tu as des chiffres, des arguments? On te donne une réponse, comme ça et ça te va?
  • Oui, mais y a plus d’argent.
  • Où ça, il y a plus d’argent? Vous savez ce qu’il s’est passé il y a 2 ans?

Bon, là, c’est vrai qu’il y a deux ans, ils avaient peut-être autre chose à penser qu’à la crise de l’immobilier, des banques et de tout le pognon qui s’est évaporé dans les plans de sauvetage et de relance. Je change d’angle.

  • Comment vous expliquez qu’il n’y a plus assez de fric pour les retraites ou l’éducation dans ce qui est un des pays les plus riches du monde? On n’a jamais été aussi riches.
  • Heu, c’est qu’il faut prendre l’argent du capital!?!
  • Non, je ne parle pas de réponses toutes faites, je parle de bonnes questions, des bonnes questions que vous devez vous poser avant d’accepter des réponses que vous n’avez pas demandées.

Bon, là, je crois que je les embrouille. Mais si j’ai pu les faire douter un peu de la propagande des déficits sociaux, ce ne sera déjà pas mal joué. Je les laisse repartir en cortège vers l’église. Il n’y a jamais personne de ce côté-là, mais ils ont encore de l’enthousiasme et de l’énergie à revendre.
Sur la place de la mairie à présent désertée, une petite vieille me rejoint en râlant :

  • Et voilà, on supprime des postes, on ne les encadre plus et ils font n’importe quoi!
  • Comment ça?
  • Ben, là, les jeunes, à tout bloquer.
  • Vous savez, là, ils manifestent pour les retraites, les jeunes.
  • Ah bon?
  • Ben oui. Ils manifestent pour vous, en fait.
  • Ah, c’est bien, je n’avais pas compris.

À la cambrousse, il est d’usage d’amortir au maximum chaque voyage au bled. J’en profite pour finir ma tournée chez ma bouchère.

  • Alors, vous les avez trouvés, vos jeunes?
  • Je me suis surtout tapé un sacré footing de bon matin, mais c’est bon, c’est dans la boite.
  • Et c’est pour quoi, là?
  • Contre la réforme des retraites, pour laisser la place aux jeunes.
  • Oui, enfin, bon, c’est bien de râler, mais après, ils ne veulent pas travailler.
  • Comment ça?
  • On n’arrive pas à trouver des apprentis. Les jeunes, ils ne veulent pas travailler dans la boucherie, les choses comme ça.
  • Faut dire que les filières professionnelles ne sont pas franchement valorisées au lycée.
  • Oui, mais c’est surtout qu’il faut se lever tôt et bosser le samedi et le dimanche. Donc, terminée, la fête avec les copains.
  • D’un autre côté, je comprends.
  • Vous savez, mon prof au lycée, il m’avait dit que je n’arriverais jamais à rien. Ben aujourd’hui, je suis là!
  • C’est vrai! Et c’est tant mieux pour nous.
  • D’ailleurs, samedi, faut passer : on fera dégustation avec du bourret.
  • C’est demandé si gentiment que je ne vais pas rater ça.

Album photos

Manif surprise et Facebook, le téléphone arabe moderne 2

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11 Commentaires

  1. on s’y croirait

    Réponse
  2. Salut Maytsu! Mais qu’est-ce que tu peux bien faire à trainer sur un blog de gaussiste-anarcho-trucmuche?

    Cela dit, ça fait plaisir, effectivement, de voir que le jeune a toujours le mollet agile quand il s’agit de beugler un coup. Tout comme le vieux (là, je parle plutôt du tien 😉 ) à le coude prompt à écluser son panaché, hier soir, au troquet du coin. S’il faut, c’est l’angoisse, quand il m’a fait redescendre du mur pratiquement en chute libre, qui m’a fait fouler mon index droit, ce qui est fort peu pratique pour déclencher un appareil photo ou rédiger sur un clavier. En fait, maintenant que j’y pense, ton vieux a tenté de saboter mon reportage d’aujourd’hui! Je le savais!

    Réponse
  3. je suis toute émue de voir que la jeune génération prend bien le relais dans notre petit lycée qui n’a jamais manqué les manifs 🙂 Braves lycéens

    Réponse
  4. en chaque français,sommeille un raciste

    Réponse
  5. Salut les vieilles et les vieux. Mardi 12 vous accompagnez les jeunes à Auch ou pas? Quand faut y aller faut y aller surtout que c’est la dernière, après il n’y aura plus de pétrole pour aller à la capitale.
    Vivre la grève et qu’ils dégagent tous

    Réponse
  6. Pour les jeunes qui ne voudraient, soi-disant ne pas travailler :

    Je n’y connais rien, mais je crois savoir que dans la boucherie, les jeunes se retrouvent très majoritairement comme employés dans la grande distribution. Je ne sais pas si c’est vrai, mais ça me parait logique… comment voulez-vous qu’un jeune reprenne une boucherie ? Vous imaginez une banque prêtant de l’argent à un jeune ? C’est incroyable les arguments, que certains cherchent, pour dirent qu’on ne pourrait soi-disant pas faire confiance aux jeunes…

    Et puis, il y a le boucher qui part à la retraite, et qui ne voudrait pas brader sa boucherie…

    Je dis ça, mais je ne connais pas ce domaine… faudrait vérifier.

    Réponse
  7. Mon boucher m’avait dit pareil. Ya dix ans, il pestait contre les jeunes qui voulaient pas bosser. Impossible de trouver un apprenti qui reste. Il se souvenait avec amertume de sa jeunesse laborieuse, de sa maturité laborieuse, et son début de vieillesse commençait à perdre le souffle. Levé au milieu de la nuit pour choisir ses bêtes au marché de gros, la préparation de la viande, la vente, ouvert jusqu’à 13 heures à cause des retardataires de midi, 19h30 et plus le soir à cause des clients qui bossent tard et qui restent coincés dans les bouchons, plus le dimanche matin, 15 jours de vacances par an pour pas choquer la clientèle d’août qui trouve plus un boucher ouvert (sauf peut être le hallal et on n’est pas en banlieue parisienne).

    Cinq ans plus tard, changement de ton: sur le même discours, une découverte: "Faut bien le dire, on était rien que des esclaves, je les comprends, les jeunes…. ". Il s’est mis à prendre de vraies vacances (pas 15 jours pour repeindre sa cuisine) et aujourd’hui il passe la main. Pas complètement, c’est dur de se déshabituer, il garde le choix des bêtes. Il va continuer à se lever au milieu de la nuit.

    Réponse
  8. > Démarrage en cote, ce matin

    En direct de la Bourse ?

    Réponse
  9. Euh salut Le monolecte,

    juste une question :

    Ils sont majeurs tes lycéens ?

    Sinon au cas où :

    http://bugbrother.blog.lemonde.fr/2

    (Je suis sûr que les parents vont adorer !)

    Sinon merci pour beaucoup de tes textes, très sensibles, très fins et qui frappent souvent juste.

    Réponse
  10. Hé hé, assez marrant l’article! Mais au moins, cette petite manif’ aura permis de réveiller certains ados! 😉 Et puis ça nous aura motivé pour Auch (où on se sera recroisés, oui oui c’était avec moi que vous avez discuté dans le petit parc, le jeune avec son bob) . ^^

    Réponse
  11. Salut Leofunky : je suis très contente de la forme olympique de nos jeunes Nogaroliens et ça m’a fait vraiment plaisir de recroiser ta petite tribu sur Auch. En tout cas, si vous faites une action sur le bled, envoyez-moi un mail avant, histoire que je vienne faire des photos.

    Réponse

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