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Suite et fin (provisoire ?) des aventuriers du sillage de Klaus, avec des hommes de bonne volonté et des visiteurs venus d’ailleurs.


DégagementFinalement, je n’aurais joué à la réfugiée climatique qu’une paire de jours, le temps, étonnamment court, que l’eau et l’électricité reviennent rendre un vernis de civilisation à ma petite maison dans la cambrousse. Pourtant, alors que la nuit tombante accompagne mon retour triomphal au bled, force m’est de constater que c’est à un vrai miracle que je dois de ne pas avoir prolongé mon exil énergétique plus longtemps. Quatre jours après la tempête, la moitié du bled est toujours plongée dans le noir, de même que tous les patelins aux alentours. Et c’est là, au milieu de toute cette obscurité poisseuse, que brillent ma maison et celle du voisin. Le jus n’est pas franchement revenu dans mon secteur, c’est juste que, l’encombrement des lignes aidant, nos deux maisons avait été raccordées à l’arrache à un autre secteur, alimenté par des lignes en plein champ, à l’abri des chutes d’arbres. En fait, la situation évolue lentement au bled. Le gros des secours s’est concentré sur les Landes, secteur effectivement ravagé et notre bassin de 5000 péquins ne représente pas grands chose aux yeux des décideurs des métropoles.

Les rumeurs courent : il paraît que des groupes électrogènes vont être déployés pour assurer l’alimentation de base des villages dispersés dans les collines. Peut-être que l’école pourra rouvrir jeudi ou vendredi. Non, personne n’a de nouvelles de France Telecom et le réseau SFR est toujours porté disparu à 30 kilomètres à la ronde. Faute de connexion à la maison, je me dégote un coin de table dans le bureau de monsieur Monolecte, en ville, et achète un abonnement illimité et un numéro en 0970 à Skype, histoire de rester joignable pendant les heures de bureau.

L’attente s’organise pour les privés d’énergie : on mange chez les uns et on se douche chez les autres. Ceux qui ont un petit groupe électrogène récupèrent les congélateurs des autres, pour ne pas perdre de provisions. Les tournées d’information continuent dans les villages. Les véhicules bleus d’ERDF commencent à converger sur le bled et on annonce la réouverture de l’école de campagne pour vendredi.

Vendredi, c’est ministre !

À l'écouteEnfin, pas vraiment, Bussereau est secrétaire d’État aux transports, mais une semaine après s’être pris le ciel sur la tête, on ne va pas chipoter sur les détails. Le pouvoir central nous envoie l’un de ses dignes représentants, histoire de marquer le coup et de faire passer le message prioritaire : non, on ne vous a pas abandonnés !

Comme il n’y a plus de correspondant de presse dans le bled, je décide d’aller m’embusquer au centre d’intervention du bled où le ministre des sinistrés devrait aller secouer moult paluches de sapeurs volontaires. Les véhicules ont été briqués soigneusement et étincellent sous le soleil hivernal. Au milieu de tout ce rouge, les pompiers font le pied de grue avec un air fatigué. L’un d’eux m’avise et me salue. Pour la xième fois depuis des mois, il me demande pourquoi je ne reprends pas la correspondance pour la Dépêche : le jour où les correspondants seront correctement payés, j’y penserais sérieusement. En attendant ce jour qui ne viendra pas, je préfère encore profiter de mes soirées et bosser à mon compte.

  • Au fait, comment font les volontaires par rapport à leur vrai boulot, là, en ce moment ?
  • Ben, c’est un peu le problème. On a bossé tout le week-end en intervention comme des malades, certains ont pu prolonger un jour ou deux, mais il a bien fallu retourner travailler. Du coup, on commence à recevoir des renforts d’autres régions, comme les gars de la brigade de Paris, là.
  • Et là, comment ça va?
  • Ben, on est un peu crevés, et découragés, aussi. Il y a tellement à faire et on a tellement pas de moyens en face. C’est difficile.

Le signe d’un chef met fin à la conversation. Une voiture de gendarmerie s’arrête, puis déboulent deux motards et plusieurs monospaces rutilants qui dégueulent bientôt un aréopage invraisemblable de costards-cravate devant la caserne. Je sais que des barrières ont aussi coupé l’accès au secteur de la mairie. C’est comme cela que se font les visites officielles de nos jours : loin du peuple.

Bonne blagueEn dehors du Secrétaire d’État, de son staff et de ses gorilles qui restent nonchalamment postés autour des voitures en grillant une tige, il y a aussi tout ce que le bled et le bled-en-chef comptent d’élus plus ou moins importants, avec une grosse charge de multiprésidents. Je colle au train de Bussereau, mitraillant chacune des stations de son petit chemin de croix personnel : accolade appuyée aux élus gascons, avec air concerné et inclinaison du chef qui ponctue à intervalle régulier le discours des hôtes, serrage de pince pour chaque pompier, méthodiquement, avec sourire et vanne d’usage pour chacun d’eux.
Un vrai boulot de chien.

Le gars nous paie de paroles pendant que les familles se pèlent le cul dans leurs maisons obscures. Je suppose qu’il s’agit là d’un exercice politique de rigueur. J’en viens à rêver de godasse qui vole, mais je n’ai pas l’âme d’un martyre. Tout ce que je sais faire, c’est photographier et raconter.

À un lancer de nain de là, d’énormes bahuts s’entassent sur le parking du discounter du coin. Les gars bossent pour des transporteurs privés et ont été dépêchés en urgence par ERDF pour acheminer les énormes générateurs bleus qu’une grue mobile a l’air de vouloir décharger dans un coin. Ils font la queue depuis des heures pour se délester de leur précieux chargement, mais ils ne savent rien d’autre : où manger, où dormir, s’ils peuvent rentrer chez eux ce WE, rien. Ils disent que l’organisation logistique ne suit pas et que tout le monde est dépassé par l’ampleur du bordel.
Plus loin, je croise la mère d’une copine de ma fille. Habituellement, elle fait des extras dans les restaux de la ville, pour arrondir les fins de mois. Là, elle se traîne. ERDF a réservé toutes les chambres disponibles du bled et des alentours, les restaurants sont tous pleins à craquer, à chaque repas, ils refusent du monde. Elle, malgré une infiltration du genou, bosse 18 heures par jour. Les renforts sont enfin arrivés et font tourner l’économie locale à fond, au bord de la rupture. C’est un peu l’anarchie, mais les affaires ont repris à fond les ballons.

Des sourires et des hommes

Quelle est la différence entre un vrai journaliste et moi ?
C’est que quand je me suis plantée dans les grandes largeurs, je le reconnais.

ÉnergiePrivée de téléphone pour très longtemps, comme l’annonce le bouche-à-oreille persistant, je décide de profiter du week-end pour rédiger mes histoires en mode hors-ligne, avant de tout balancer sur le réseau quand je reviendrai à la civilisation le lundi. Finalement, on s’adapte toujours aussi rapidement à tout. La maison sans téléphone, c’est quand même reposant. Monsieur Monolecte est monté sur le toit pour réorienter l’antenne sat’ qui piquait du nez depuis la tempête, histoire de retrouver Arte et TV5 et me confirme en redescendant que vu la pente du toit, faut vraiment être totalement jeté pour grimper là-haut par temps maussade.

Je suis donc en train de raconter les joies et les douleurs de la vie au cul des vaches quand j’entends un raclement contre le mur de la maison. Je pense immédiatement au proprio et à sa manie d’intervenir sur la maison sans seulement nous en informer et je sors plus rapidement encore qu’une vanne de ministre pendant une visite officielle. Mon proprio est bien là, mais il est venu accompagné par le couple d’élus municipaux dont j’avais fait un portrait au vitriol lors de la campagne électorale.
J’ai déjà eu l’occasion, depuis l’année dernière, de me rendre compte que la nouvelle équipe était vraiment motivée par l’idée de servir l’intérêt commun et non de seulement se servir et de gaver les potes, et les tournées d’information depuis la tempête sont vraiment à mettre à leur crédit. Mais je n’avais qu’à peine croisé le gars aux lignes téléphoniques enterrées et depuis la tempête, j’ai déjà bien eu le temps de réévaluer mon opinion sur la question. Il arrive d’ailleurs sur moi avec le sourire du chat d’Alice au Pays des merveilles et la manière qu’il a de me saluer, avec un petit air gentiment goguenard, en détachant chaque syllabe de mon état civil, nourrit immédiatement l’intuition terrible qu’il sait parfaitement qui je suis, ce que j’écris et plus particulièrement, ce que j’ai pondu sur lui.

  • On vient vous remettre le téléphone.
  • Ha ben, oui, c’est vrai, vous êtes technicien en câbles téléphoniques
  • Comment vous savez ça, vous?
  • C’est vous qui m’en aviez parlé l’année dernière pendant la campagne municipale.
  • Et bien, on peut dire que vous avez une sacré mémoire, vous !

Oui, et je suis sûre que toi aussi.

  • Vous êtes les derniers que je n’ai pas encore raccordés au réseau.

Il tripatouille dans le fouillis de fils encore emmêlés aux branches, raccorde les tronçons distendus avec son stock de nouilles (bout de câble, dans le technojargon) personnelles, et agrafe des connecteurs dans tout ce bordel. Deux minutes plus tard, ma Freebox se synchronise. Je n’ai même pas le temps des les remercier, ils sont déjà partis ailleurs, un habitant plus prévoyant que moi leur a préparé un gâteau de crêpes.
Le lendemain, je reçois un rejet de GAMOT transmis par France Telecom à mon opérateur. Motif : ma ligne ADSL a été déclarée parfaitement fonctionnelle lors du test distant.

Plus tard dans l’après-midi, j’avise une camionnette garée devant l’ancienne boutique France Telecom, fermée depuis des mois pour cause de réduction de déploiement commercial des bleds vers les centres commerciaux des métropoles. Il y a juste deux gars, avec deux petites bobines de fil et un air abattu. Deux sous-traitants totalement dépassés et découragés : voilà toute la force d’intervention déployée par l’ancien service public sur l’ensemble du canton.

  • Les lignes sont coupées tous les 20 mètres et il y a beaucoup de poteaux par terre. Nous, on fait les câbles et avec un peu de chance, l’entreprise de poteaux devrait arriver demain. En attendant, on ne peut rien faire ici, rien.

Comment expliquer qu’ici, les gens se sont pris en main, plutôt que d’attendre une aide morcelée, inadaptée, sous-estimée, mal organisée ? Les paysans gascons ne sont pas de nature à s’apitoyer sur leur sort. Même si leur cœur saigne devant les bois d’exploitation ravagés, les agriculteurs du coin se sont serré les coudes et sont allés partout où les services publics ont disparu. Chacun, à la hauteur de ses moyens et de ses compétences, a participé à l’élan collectif, chacun a œuvré au retour à la normale et la plupart des gens ont mis de côté les petites rancœurs et les grands égoïsmes.

Au-delà des discours, j’ai pris acte de la dimension éminemment politique de l’action collective, de l’entraide et de la solidarité. Les gens du coin ne se paient pas de mots, eux. Ils agissent. Ils s’organisent. Ils préfigurent peut-être le changement de société à venir. Un monde à dimension humaine.

Revenir au début de l’histoire : Au cœur des ténèbres

9 Commentaires

  1. dommage que ce soient les seuls moments de détresse qui permettent aux hommes de se rappeler qu’ils ne sont pas seuls et que l’autre n’est décidément pas son ennemi.Dommage également que ce soient les seuls moments où le discours dominant n’ait plus prise. Après bien sûr l’oubli, les rancoeurs et les égoismes prennent le dessus et voilà l’homme tel que le capitalisme l’a forgé.Amen!!

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  2. Je me suis toujours demandée ce que viennent faire les officiels sur les lieux d’une catastrophe (leur pub, oui, je sais), et surtout pourquoi ils sont stigmatisés quand ils s’abstiennent.

    Ils pourraient, par exemple, faire livrer des tronçonneuses, payer des "congés bénévolat" à ceux qui pourraient suspendre leur travail, ou autres petites actions moins médiatiques et plus utiles. Tandis que l’arrivée de leur aéropage, l’obligation d’un minimum pour les recevoir (briquer les camions, est-ce bien le moment?) font plutôt perdre du temps aux intervenants.

    Je propose qu’on considère désormais comme des nuls ceux qui pointent leur museau en vrai au lieu d’envoyer des moyens de bosser.

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  3. "Je me suis toujours demandée ce que viennent faire les officiels sur les lieux d’une catastrophe (leur pub, oui, je sais), et surtout pourquoi ils sont stigmatisés quand ils s’abstiennent."

    Le président du conseil général du gers s’est fortement plaint qu’aucun membre du gouvernement n’était venu dans son département contrairement aux autres départements concernés.
    autrement, je suis bien d’accord, leur visite ne sert strictement à rien!!

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  4. Échange 80 kg de ministre contre 200 km de câbles téléphoniques et trois escouades de techniciens!

    En fait, on n’a rien compris : il faut chopper le ministre, ça fait une monnaie d’échange pour avoir des moyens matériels conséquents!

    Vanne à part, ce matin, un gros camion bizarrement poutré est venu roder autour de chez moi, et tout à l’heure, j’ai eu la surprise de découvrir un nouveau poteau tout neuf pité à côté de la maison. En arrivant à l’école de campagne, je suis retombée sur le camion poutré qui discutait avec la camionnette des deux compères sous-traitants croisés dimanche dernier, plus un autre petit camion, soit une belle petite équipe de trois véhicules et six techniciens. Encore mieux, en repartant de l’école, j’ai croisé sur la route une nouvelle escouade identique de dépannage téléphonique, ce qui me laisse espérer le déploiement d’une force d’intervention enfin conséquente dans le coin.

    Et on n’a même pas eu besoin de se garder Bussereau pour cela!

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  5. "J’en viens à rêver de godasse qui vole, mais je n’ai pas l’âme d’un martyre. Tout ce que je sais faire, c’est photographier et raconter."

    Ce qui est mille fois mieux si je puis me permettre!

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  6. Dans ton "malheur", il faut relativiser les choses en se disant que ça aurait pu être pire si la tempête avait frappé tout le pays ou si elle était survenue plus tard… parce qu’une boite comme EDF ce n’est plus vraiment le service public, et que les équipes de maintenance subissent des coupes sèches…

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  7. Ca fait plaisir du vrai reportage comme ça.
    De l’extérieur on en apprend plus que par les JT.
    Moi qui n’ai été victime que de celle de 99 j’avais remarqué comment cette tempête avait rapproché les gens (et permis d’ailleurs également de détecter les sales cons).

    Il est vrai que photographier et raconter est beaucoup plus utile que le lancer de chaussure, mais si on peut faire les deux, c’est tout de même moralement bien libératoire.

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  8. Le ministre des transports qui a l’air de penser.A quoi?au foie gras qu’il va bouffer au déjeuner?
    Parce que ce qu’il a fait est au niveau de rien,on dirait Ubu roi!
    Services publics en déconfiture,personnel éloigné,structures de proximité défaites,heureusement qu’il y a eu les communes!
    Mais pour Agité 1er c’est encore trop:suppression de la taxe professionnelle -30% dans les budget communaux.
    La solidarité repassera:(
    Que la tempête serve à détecter les cons je veux bien,mais il y a rien de moins cher:-)

    Réponse
  9. Les catastrophes météorologiques nous font prendre conscience de deux choses: La société civile existe et sait être performante, la société politique ne sait faire que de la représentation.
    C’est le bon côté des catastrophes: il nous montre ce que l’on peut faire sans l’Etat.
    Réfléchissons: et si c’était pareil avec la catastrophe économique: que l’Etat nous fiche la paix avec ses soi-disant refondation du capitalisme et qu’il laisse les acteurs du monde économiques agir; ils seront plus conscients des problèmes et des besoins et partant, plus efficaces.

    Bien à vous

    Réponse

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