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1 avril 2005

Terri Schiavo est morte hier. Plongée dans un coma dit "végétatif" depuis 15 ans, cette américaine de 41 ans a été débranchée de son cathéter d’alimentation par décision de justice, 13 jours auparavant. Une polémique pour un vrai problème de société.

Les progrès de la médecine sont tels qu’aujourd’hui, des personnes qui auraient du raisonnablement mourir des suites d’un accident sont arrachées in extremis des griffes de la mort. Or, ces progrès bouleversent notre perception de la frontière ténue entre la vie et la mort, ont des conséquences sociales profondes alors que notre société tolère de moins en moins l’irruption de la souffrance et de la mort en son sein.

La vie à tout prix?

La mort est devenue tabou, elle ne fait plus partie du quotidien, elle est évacuée, aseptisée dans les sous-sols des hôpitaux. Je suis une adulte de 34 ans et je n’ai jamais vu de personne morte. Bien sûr, cela est une bonne nouvelle : je n’ai donc jamais été confrontée à une guerre, une épidémie, ou des actes de violence de grande ampleur. Quoi qu’en disent les médias, je vis dans une société très sûre.
D’un autre côté, j’ai vu plus de morts que bien des personnes qui survivent dans un pays en état de guerre, grâce à la télévision qui me rappelle sans cesse que la violence et la mort nous guettent au-delà de nos frontières. Je suis toujours soumise à la précarité de l’existence, quand je prends le volant ou face à la maladie, mais cette part de morbidité naturelle, ce qui donne toute sa valeur à la vie, est soigneusement évacuée, niée, à la marge.

Sécurité à tous les étages : alimentaire, routière, sanitaire. Les enfants survivent presque toujours à leur naissance. Les vieux rechignent à laisser leur place et la médecine est devenue une faiseuse de miracle pour ceux que les hasards de la vie ont rattrapés brutalement. Mais quand les médecins, les infirmières et les machines formidables ont fait leur œuvre de sauvetage, restent les corps, et les esprits, diversement abîmés, amputés, maltraités et aptes à vivre.

Nous sauvons des vies dont nous ne savons plus que faire ensuite, ultime absurdité d’une société qui vit dans le refus de la mort, le rejet de la souffrance, la négation de notre propre humanité. La question reste encore et toujours : toute vie vaut-elle la peine d’être vécue?

Je me souviens de Michel Petrucciani né avec une grave maladie des os qui lui a déformé le corps. Il est devenu un très grand pianiste de jazz. Il pensait que sa vie valait la peine d’être vécue, mais il ne voulait pas d’enfant, il ne voulait pas infliger cela à son enfant. Stephen Hawking aussi, quand la maladie de Charcot le cloua dans son fauteuil, continua à penser que sa vie valait la peine d’être vécue.
Mais Vincent Humbert, prisonnier de son corps après un accident de la circulation n’était pas de cet avis.

A qui appartient le pouvoir de vie ou de mort?

J’ai longtemps pensé que même le plus pauvre d’entre nous avait toujours la richesse de sa propre existence, la possession de son propre corps. Mon corps, ma vie sont mes seuls biens, à moi d’en faire ce que je veux. Mais rien n’est jamais aussi simple dans une société humaine. Ainsi, le suicide était interdit dans la Rome antique, il était même puni de mort[1]. Et comme le démontra Emile Durkheim des siècles plus tard, le suicide n’est même pas une décision individuelle, c’est un fait social.
Alors qui décide de qui va vivre ou mourir?

L’individu, sur cette question comme pour toutes les autres est soumis au corps social. C’est la société qui décide collectivement quelle vie vaut la peine d’être vécue. Et dans notre obsession d’évacuer la mort, notre tolérance est très grande… au détriment de ceux qui estiment que leur vie est devenue insupportable.
Finalement, lorsque je vais à l’hôpital, j’abdique mon propre pouvoir sur mon corps. Le corps médical prend le pas sur le corps individuel. Il n’a de cesse de repousser les frontières troubles entre la vie et la mort, non pour le confort immédiat du patient, mais comme nouvelle norme collective. Où s’arrête le corps social et où commence ma propre existence? La maladie ou l’accident peuvent-ils légitimement me dépouiller de mon libre arbitre?
Ce sont ces questions qui sont au cœur du débat sur l’euthanasie.

L’esprit et la lettre

Dans le cas de Terri Schiavo, deux conceptions l’existence se sont affrontées : celle du mari qui argumentait que bien avant son accident, Terri avait exprimé son refus d’être maintenue en vie artificiellement, celle des parents de la jeune femme, chrétiens purs et durs, pour qui le droit à la vie prime sur toute autre considération. Le point crucial de cette affaire, c’est que la principale intéressée, en l’absence de fonctions cognitives suffisantes, ne pouvait exprimer de point de vue. Qu’est-ce qui caractérise la vie, ici? Un corps qui fonctionne seul? Un esprit toujours vif?
Dans un pays où le politique et le religieux sont étroitement imbriqués, la confrontation du médical, du social et du sacré ne pouvait qu’attiser les passions, jusqu’à l’intervention deus ex machina du président himself, pour rendre la loi conforme à son idéal chrétien. Au final, la justice trancha et le cathéter d’alimentation fut débranché, laissant la malade mourir d’inanition. Le corps judiciaire a décidé que mourir de faim est une mort digne ou tout au moins légale!

Il est intéressant de souligner que la société américaine, celle-là même qui met fin aux jours des condamnés à mort par injection létale, a fait le choix de l’euthanasie passive plutôt qu’active.

En fait, ce qui est au centre du débat, ce n’est pas la dignité du corps souffrant ou mourant, c’est l’implication collective dans la prise de décision et l’exécution de la sentence. Il faut décider de ce qui n’est plus une vie (vie végétative) et de la manière dont on va y mettre fin. Et laisser quelqu’un mourir de faim a semblé plus juste, plus légitime qu’une mort douce et rapide par injection. Débrancher une personne a moins d’implications morales que de pousser le piston qui va l’aider à mourir.
Le cas Schiavo est un cas d’école : une personne qui n’est plus consciente et ne le sera plus jamais doit-elle être maintenue en vie ou doit-elle être accompagnée dans la mort, et de quelle manière? Mais qu’en est-il de ceux qui sont conscients, capables de communiquer leur désir d’en finir mais privés de l’usage de leur corps?

Le cas de Ramon Sampedro a ému toute l’Espagne. Tétraplégique suite à un accident, cet homme a réclamé pendant 28 ans son droit au suicide. Il a finit par obtenir de son entourage une aide à mourir active et collective au cyanure[2] pour laquelle aucun des protagonistes ne pouvait être considéré comme directement responsable de son décès. Ramon a voulu que son agonie soit filmée, pour l’édification de tous sur le sujet du suicide assisté. Son histoire vient d’être reprise au cinéma par Alejandro Amenàbar dans Mar Adentro, toujours à l’affiche. Même s’il semble, selon Arte, que le réalisateur soit passé à côté de son sujet, voilà un film qui a au moins le mérite de porter sur la place publique un débat que nous avons trop longtemps éludé.

Consumérisme morbide

Au delà du débat sur l’arbitrage entre acharnement thérapeutique et euthanasie, qu’elle soit active ou passive, sur le droit à vivre ou à mourir dans la dignité, sur la responsabilité individuelle ou collective lors d’un suicide assisté, c’est une réflexion profonde sur la place de la mort dans notre société qui devrait s’ouvrir. Quelle est la valeur, l’intérêt d’une vie dont on a évacué la dimension mortelle? Quelles sont les conséquences sociales d’un tel refoulement collectif de la mort? Quelles pulsions malsaines sont alimentées par cette négation du vieillissement, de la déchéance physique et mentale, de notre finitude naturelle? Qu’est-ce qui comble ce vide existentiel ouvert par l’oubli de l’urgence que nous avons tous à vivre?
Les sociétés où la mort fait partie prenante de la vie ne sont-elles pas finalement plus vivantes, plus joyeuses, plus optimistes et moins angoissées que la notre?

Étrange civilisation que celle où l’on a remplacé la mort par le consumérisme, la compulsion d’achat : j’achète, donc je suis! Je consomme, donc je repousse la mort. Le vide de l’existence est comblé par la consommation sans retenue! Jusqu’à ce que le corps lui-même devienne objet de spéculations morales et financières, une marchandise qui ne s’appartient plus.

Notes

[1] Ou comment être sûr de ne pas se rater!

[2] Il existe bien des morts plus douces au monde qu’une mort par empoisonnement au cyanure!

2 Commentaires

  1. Comme tu as raison ! Ces questions me prennent aux tripes depuis déjà bien longtemps. Le sauvetage de foetus de moins de 500 gr, l’acharnement thérapeutique, le traumatisme vécu par les parents qui perdent leur enfant, autant de signes d’une mutation éclair de notre société… En effet, jusque après guerre, la mortalité infantile importante impliquait une philosophie de la vie différente et plus sereine. Dans notre volonté de vouloir absolumment tout contrôler, nous faisons de nos enfants des ectoplasme élevés dans du coton, sachant à peine mettre un pied devant l’autre, tout en leur infligeant un environnement de plus en plus toxique, dans notre volonté de leur donner tout, tout en les privant de l’essentiel. Les normes européennes concernant les équipements de plein-air pour les enfants sont tellement draconniennes, à présent, que bien peu d’écoles maternelles sont capables de les acquérir. Moyennant quoi, de 3 à 6 ans, les enfants se retrouvent à jouer dans une cour vide de tout, où ils ne risquent certes pas de s’écorcher le genou, mais dont ils sortiront physiquement sous-développés… A côté de ça, l’air qu’ils respirent les rendent malades, asthmatiques, allergiques, sans que jamais personne ne remette cet état de fait en question. Paradoxe de la modernité !

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  2. Je suis d’accord avec toi, Nath, mais ceci c’est obsession de la sécurité, jusqu’à l’absurde : des assurances, des ré-assurances, plus d’imprévu, un ennui mortel et une tolérance étrangement très grande envers ce qui est réellement dangeureux : picoler (mais si, la gosse peut goûter, ça ne fait pas de mal!), fumer, polluer, conduire comme un cul!
    Ce dont je parle, c’est de notre rapport à la mort, quasi psychotique, avec cette dérive des mouvements fondamentalistes chrétiens qui disent en substance : interdisons la contraception, l’avortement, car, la vie à tout prix, laissons ensuite les gens gérer leur nichée comme ils peuvent, ne débranchons pas les malades dans une société où se soigner les dents est trop cher pour plus de la moitié des gens, mais que celui qui a pécher soit tué sans hésitation!
    Mort à la mort! Mais ne prenons pas le risque de vivre entre temps! Que cela soit long et ennuyeux!

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